Transferts des MRE : l’intrigante et spectaculaire envolée des envois de la diaspora

Après avoir progressé de 4,5% en 2020, les envois des MRE ont explosé en cette année 2021, signant une évolution record jamais égalée. En neuf mois, le flux des transferts a déjà dépassé celui de toute l’année précédente, avec une croissance de 42,5%. Un phénomène que personne ne s'explique, y compris les plus hautes autorités financières du pays.

Transferts des MRE : l’intrigante et spectaculaire envolée des envois de la diaspora

Le 3 novembre 2021 à 17h39

Modifié 4 novembre 2021 à 15h07

Après avoir progressé de 4,5% en 2020, les envois des MRE ont explosé en cette année 2021, signant une évolution record jamais égalée. En neuf mois, le flux des transferts a déjà dépassé celui de toute l’année précédente, avec une croissance de 42,5%. Un phénomène que personne ne s'explique, y compris les plus hautes autorités financières du pays.

En 2020, la progression des transferts des Marocains résidant à l’étranger (MRE) avait déjà pris de court tout le monde : économistes, ministère des Finances, Office des changes, Bank Al-Maghrib… Dans toutes les prévisions, ces organismes s’attendaient à une chute des transferts des MRE en raison de la forte récession qui a frappé les pays émetteurs ; ceux de l’Europe notamment. Mais les Marocains du monde ont fait acte de solidarité avec leurs familles confinées au Maroc, dont une partie s’est retrouvée sans ressources.

L’évolution de +4,5% en 2020 était donc logique et facilement justifiable par cet élan de solidarité, qui s’est d’ailleurs exprimé partout dans le monde, avec des transferts des diasporas qui ont évolué de +6,5% en faveur des pays d’Amérique latine et des Caraïbes, de +5,2% pour les pays d’Asie du Sud et de +2,3% pour les pays de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord), comme le relevait la Banque mondiale dans le "Migration ans Development Brief N°34", publié en mai 2021.

Mais contre toute attente, et alors même que l’on prévoyait un retour à la normale en 2021 ou du moins une évolution similaire à celle de l’année 2020, les transferts des MRE ont explosé à un niveau jamais atteint auparavant. Sur les neuf mois de l’année, ces envois ont déjà atteint 71,8 milliards de dirhams, soit 21,4 milliards de plus, en comparaison avec la même période de l’année dernière. Une évolution spectaculaire de 42,5% qui fait que le Maroc a déjà dépassé, en neuf mois, tout le flux reçu au cours de l’année 2020 (68,2 milliards).

Un phénomène intrigant, auquel personne n'a apporté une explication valide, y compris le patron de l’Office des changes ou le wali de Bank Al-Maghrib (BAM).

Les hypothèses de Abdellatif Jouahri

Le wali de BAM, Abdellatif Jouahri, l’a exprimé clairement lors de sa dernière conférence de presse qui a suivi le conseil de BAM, le 13 octobre dernier, reconnaissant son incapacité, pour l’instant, à donner une explication rigoureuse à ce phénomène.

"Nous sommes en pleine phase de discussion pour mieux comprendre ce phénomène. C’est un chiffre record, et nous avons besoin de comprendre les facteurs qui y ont contribué. Pour cela, nous avons constitué une commission qui comprend, outre Bank Al-Maghrib, le département des Finances, la Direction générale des impôts, le Groupement professionnel des banques du Maroc (GPBM) et l’Office des changes pour essayer de comprendre les choses. Nous allons également demander aux banques de se rapprocher de leur clientèle MRE pour se renseigner sur les tenants et aboutissants de ce phénomène. Une fois ce travail fait, je serai à même de vous donner une explication avec la rigueur nécessaire", avait répondu le wali de BAM à une question de Médias24.

Ce qui ne l’a pas empêché d’émettre des hypothèses qui peuvent expliquer cette envolée inattendue des transferts des MRE : "Cela dépasse clairement le cadre de la solidarité. C’est peut-être lié à une épargne accumulée par nos MRE dans leurs pays d’accueil, et qui serait susceptible d’être surtaxée comme on l’entend dans certaines campagnes électorales en Europe. Il ne faut peut-être pas exclure non plus l’effet de la convention OCDE, la reprise des investissements des MRE au Maroc à cause d’une conjoncture atone dans leurs pays de résidence… Nous devons regarder tout cela de plus près pour comprendre ce qui a joué dans cette hausse", a poursuivi le wali de la Banque centrale.

Contacté par Médias24, Hassan Boulaknadel, patron de l’Office des changes, partage également son étonnement à l’égard de ce phénomène imprévisible.

Hassan Boulaknadel : "30% de ce flux passe par le circuit bancaire"

"C’est surprenant en effet, mais on peut émettre plusieurs explications. La solidarité joue, c’est certain. Mais il n’y a pas que cela. Les gens qui ne se sont pas déplacés au Maroc ont des virements bancaires sur leurs comptes ou le compte de leurs familles. D’ailleurs, 30% de ce flux de 2021 est passé par le circuit bancaire. Le reste est passé par les organismes de transfert d’argent, ou par les MRE qui sont entrés cet été et ont apporté avec eux des devises que l’on quantifie par les billets de banques étrangères en circulation. Les banques ont dû vendre récemment l’excédent de billets de banques étrangères à la Banque centrale. Cela atteste qu’il y a un excédent de devises, qui ne peut venir que de deux circuits : le tourisme et les MRE. Le tourisme est faible, donc l’essentiel provient des MRE", avance le patron de l’Office des changes.

Il avance également d’autres facteurs qui ont peut-être contribué à cette tendance : "Le fait que les MRE ne se soient pas déplacés ces deux dernières années a fait qu’ils ont économisé les frais de transport, la traversée en bateau... Peut-être qu’ils ont utilisé cet argent pour placer davantage dans leur compte bancaire au Maroc. La pandémie de Covid-19, il ne faut pas l’oublier, a également permis la formalisation des flux qui étaient jusque-là informels, et qui entraient dans la poche des gens. Avec les restrictions de voyage, le seul moyen de transférer de l’argent a été de passer par le circuit formel ; cela a joué dans les statistiques", poursuit-il.

Mais contrairement au wali de Bank Al-Maghrib, Hassan Boulaknadel n’établit pas de lien avec une quelconque convention de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), sachant que Abdellatif Jouahri n’a pas précisé à quelle convention il faisait référence.

"Il n’y a qu’une seule convention qui nous vient en tête : celle des échanges des données bancaires. Mais je ne pense pas que cette convention explique l’augmentation des transferts des MRE. La logique voudrait qu’elle ait un effet contraire puisque les MRE ne pourront plus cacher leurs revenus au Maroc. Je ne vois donc pas de liens directs avec cette convention. Maintenant, peut-être que les MRE n’envoient pas directement l’argent sur leur compte, mais sur celui de leurs familles, de leurs proches, ce qui leur permettrait de ne pas apparaître dans les radars des juridicions fiscales de l’OCDE", souligne Hassan Boulaknadel.

Inigo Moré, enseignant à Berkeley et fondateur de Remesas.org, une organisation qui étudie les flux de transferts des fonds dans le monde, nous proposait déjà, en septembre dernier, sa grille de lecture. Elle rejoint toutes les hypothèses du wali de Bank Al-Maghrib et du directeur général de l’Office des changes, marquée par une conviction profonde qu’il confirme à nouveau aujourd’hui : la formalité des transferts a chamboulé tous les modèles de mesures.

>>>Le mystère de la très forte progression des transferts des MRE en 2021 - Médias24

Quand la statistique rattrape une réalité jusqu’alors cachée

"Les immigrés, dans le monde entier, ont été un exemple en termes de solidarité. Mais ils ne sont pas des magiciens. Ils ne peuvent pas sortir de l’argent là où il n’y en a pas, même avec toute la bonne volonté de solidarité et de patriotisme du monde. Avec les réalités économiques, on ne peut pas faire de la magie. À mon avis, il est temps pour le Maroc d’initier des recherches sérieuses sur le sujet, portées par des universitaires indépendants, des organisations et des associations qui travaillent sur le terrain avec les familles de MRE. Le Maroc dispose également d’une fondation dédiée aux MRE. Elle doit peut-être également s’intéresser au sujet’, recommande Inigo Moré.

"Il y a un changement de comportement important et surprenant. Maintenant, il faut voir s’il s’agit d’un changement de la réalité ou simplement d’un changement dans la façon de la mesurer. Peut-être que la méthodologie de comptabilité des transferts n’était pas correcte et qu’elle doit être revue. Dans ce domaine, la pandémie a montré les limites des modèles existants, obligeant de grandes organisations comme la Banque mondiale, ainsi que de modestes chercheurs comme moi, à rectifier et à corriger leurs méthodes, leurs modèles", ajoute notre expert. Il pense que la statistique a rattrapé un phénomène qui existait peut-être avant même la pandémie.

Inigo Moré, qui a suivi attentivement les déclarations de Abdellatif Jouahri, ne trouve pas non plus de lien avec les conventions de l’OCDE, que ce soit celle sur les échanges de données bancaires, ou celle sur le blanchiment de capitaux édictée par le Groupe d’action financière (GAFI), un organisme, nous apprend-il, parallèle à l’OCDE.

"Que ce soit pour l’échange de données ou la lutte contre le blanchiment des capitaux, ces conventions n’expliquent en rien la hausse des transferts. Leur effet doit être au contraire complètement à l’inverse de ce que l’on constate aujourd’hui, puisque les MRE n’iront pas s’afficher dans les radars des autorités en faisant des transferts formels, sachant qu’ils sont épiés par le fisc ou par les entités de lutte contre le blanchiment d’argent", explique-t-il.

Inigo Moré trouve toutefois que le gouverneur de Bank Al-Maghrib s’est montré humble devant cette réalité nouvelle que l’on ne parvient pas encore à comprendre. Mais il s’étonne de la démarche annoncée par la Banque centrale de confier aux banques la tâche de se renseigner sur ce phénomène.

"C’est comme si vous confiez les moutons aux loups, souligne l’enseignant de Berkeley, pour qui les banques ne doivent pas être juges et parties d’un sujet qui sert d’abord leurs intérêts, surtout avec les énormes coûts de transfert appliqués dans le marché. La situation arrange les banques, et je suis sûr qu’elles ne relèveront rien d’anormal dans leur rapport à la Banque centrale."

Une situation qui enrichit les organismes de transfert d’argent

Au-delà de la compréhension du phénomène, Inigo Moré pense qu’il est temps que le sujet relatif aux coûts soit posé sur la table.

"La formalisation a un effet important et conduit à élever le coût total des transferts. Les transferts informels sont gratuits ; il ne coûte rien de porter 300 euros dans sa poche quand on rentre au pays. Mais avec la formalisation, certains coûts sont exorbitants. Envoyer des euros au Maroc à partir de la France, via La Poste ou Western Union, vous coûte plus de 12%. C’est vrai qu’il y a d’autres opérateurs moins chers, mais La Poste est le réseau d’envoi le plus large de la France, avec plus de 10.000 bureaux, et sa part de marché est la plus importante. C’est pour affronter ce coût que Le Salvador vient d’officialiser le Bitcoin, dont le transfert ne coûte rien", explique le fondateur de Remesas.org, qui milite pour une concurrence saine et loyale dans le secteur, et la fin de l’oligopole exercé par les opérateurs de transfert de fonds.

"Pour chaque euro transféré depuis l’Europe, les banques et les organismes de transferts prélèvent 10% à 12%. Ce sont donc des milliards qui sont empochées par les banques et les sociétés de transferts, au détriment des Marocains, à qui ces fonds sont destinés en principe. C’est un sujet qui relève du droit du consommateur, et nous devons savoir si le consommateur est protégé ou non contre les pratiques du marché, qui peuvent être déloyales ou contraires aux règles de la concurrence saine. Les flux des MRE représentent 7% à 8% du PIB au Maroc. Et ces organismes prélèvent dessus des sommes énormes. On ne peut pas ignorer un sujet d’une telle importance. Je ne dis pas que les transferts doivent être gratuits, mais il faut parvenir à un prix juste, et cela ne peut passer que par le respect des règles de la concurrence. Ce qui ne semble pas être le cas aujourd’hui", alerte Inigo Moré.

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