Le sentiment anti-France analysé par l’académicien Driss Khrouz

ENTRETIEN. Intellectuel reconnu et professeur universitaire, l’ancien directeur de la Bibliothèque nationale du Royaume démêle les ressorts sociologiques de la montée de plus en plus visible d'un sentiment anti-France au Maroc. Ce phénomène, bien antérieur à la fameuse crise des visas, est, selon Driss Khrouz, alimenté par une certaine élite marocaine depuis quelques années déjà.

Le sentiment anti-France analysé par l’académicien Driss Khrouz

Le 25 septembre 2022 à 8h12

Modifié 25 septembre 2022 à 10h01

ENTRETIEN. Intellectuel reconnu et professeur universitaire, l’ancien directeur de la Bibliothèque nationale du Royaume démêle les ressorts sociologiques de la montée de plus en plus visible d'un sentiment anti-France au Maroc. Ce phénomène, bien antérieur à la fameuse crise des visas, est, selon Driss Khrouz, alimenté par une certaine élite marocaine depuis quelques années déjà.

Médias24 : Depuis le début de l’affaire des visas, on sent qu’il y a un sentiment anti-France qui se développe progressivement dans plusieurs sphères de la société marocaine…

Driss Khrouz : Et c’est un sentiment qui est alimenté.

- Alimenté par qui ?

- Il y a, à mon avis, une stratégie d’encerclement de l’élite francophile, francophone.

- Dans quel but ? Et par qui ce sentiment est-il alimenté ?

- Par une certaine élite marocaine, et on le voit à travers la poussée de l’anglais dans certains milieux d’affaires.

- Vous pensez qu’il y a une partie de l’élite marocaine qui incite à une sorte de détachement de la France ?

- Oui, parce que le français est devenu la langue des classes moyennes. Avec l’ouverture de plusieurs établissements francophones privés, le développement des investissements français au Maroc, la francophonie est devenue un phénomène de classe moyenne. Et l’effet de snobisme fait qu'une partie de l’élite s’identifie de plus en plus à l’anglais, mais pas n’importe quel anglais.

L'effet de snobisme veut qu'une partie de l'élite s'identifie de plus en plus à l'anglais

Cet effet de snobisme s’est d’autant plus renforcé avec la visibilité qu'ont aujourd'hui nombre de Marocains de France ou de Belgique ; des MRE devenus de hauts cadres et qui ont une grande visibilité dans le monde et au Maroc.

Il y a donc cette impression chez une élite que la francophonie s’est généralisée dans les classes moyennes supérieures. Et qu’il faut s’en détacher. C’est purement un effet de snobisme.

- Cette tendance remonte donc bien avant la crise des visas, selon vous…

- La crise des visas est venue aggraver les choses. D’autres facteurs ont bien sûr joué, comme le retour du français dans l’enseignement public. Ou encore la montée du discours panarabiste, panislamiste qui confond religion et langue. Pour eux, tout ce qui est français relève du colonialisme et est anti-musulman, comme si les Anglais étaient des musulmans. Ce complexe du colonisé persiste et joue beaucoup.

La France punit en premier lieu les francophones et les francophiles du Maroc, qui sont en grande majorité issus de la classe moyenne

Mais il ne faut pas non plus négliger cette grande maladresse de la France qui a voulu punir toute une société pour régler un problème de refoulement de certains migrants en situation irrégulière. Ce problème aurait pu être réglé via les canaux traditionnels que l’on connaît, mais prendre des mesures punitives contre des gens qui n’ont rien à voir avec ce problème est une grande maladresse. Surtout que la France punit en premier lieu les francophones et les francophiles du Maroc, qui sont en grande majorité issus de la classe moyenne : des cadres, des étudiants, des stagiaires, des familles, des enseignants, des chercheurs, des artistes, etc.

En voulant régler un problème, les Français en ont créé un autre plus grave, en attaquant leurs propres intérêts.

Qu’il y ait un problème de retour des Marocains en situation irrégulière est un sujet qui se pose, certes. Mais cela ne doit pas se régler en réduisant l'octroi de visas à ceux qui ont majoritairement des intérêts avec la France ; des intérêts économiques, familiaux, sentimentaux… Et ceux-là, on les punit au nom des autres qui n’ont de toute façon aucun intérêt pour la France. Car s’ils trouvent l’opportunité d’aller en Espagne, en Italie, au Canada, aux États-Unis, ils vont y aller sans réfléchir. La France a commis sur ce dossier une maladresse lamentable.

- C’est surtout une mesure vexatoire qui ne touche pas directement à l’Etat, mais à la société marocaine. Ce qui a déplacé le problème d’une crise diplomatique entre deux appareils étatiques à une crise sociétale…

- Ça touche en effet à la société, aux familles, aux gens qui ont des liens avec la France et les Français. Or, il ne fallait absolument pas toucher au lien social. Le lien social, ce ne sont pas les politiques qui le créent, c’est la société. Le politique ne fait qu’accompagner. La politique des visas en France est une maladresse lamentable qui touche d’abord aux intérêts de la France. C’est clair et net.

Les intérêts économiques entre les deux pays deviennent désormais exposés, parce qu’ils ne sont pas protégés par ce pare-choc intellectuel et culturel qui a toujours existé par le passé

- Comment expliquer ce nouveau comportement français vis-à-vis du Maroc, des Marocains ?

- Mon sentiment, c’est qu’il y a en France un problème de transition, une sorte de changement générationnel parmi les élites du pays. Je suis universitaire, et je remarque de plus en plus qu’il y a un déficit de connaissance et de recherche sur le Maroc par rapport à ce que j’ai connu quand je faisais ma thèse dans les années 1970-1980.

Et au niveau politique, les ténors socialistes et gaullistes comme Jobert, Védrine, Chevènement, les grands professeurs de droit constitutionnel qui ont travaillé sur le Maroc ou ceux qui ont fait leurs études avec des Marocains et qui sont devenus des responsables politiques ou universitaires, toute cette élite intellectuelle et politique recule.

On peut le voir aussi dans ce que sont devenus les grands centres de recherche à Aix-en-Provence, à la Sorbonne, à Bordeaux ou à Grenoble. Il n’y a quasiment plus de chercheurs qui travaillent sur le Maroc.

Le centre d’intérêt des élites françaises s’est déplacé vers d’autres zones, d’autres sujets, comme l’Asie, la Russie, la Méditerranée, l’Atlantique. Il y a une espèce de relâchement intellectuel, alors que les intérêts économiques entre le Maroc et la France sont devenus plus stratégiques.

Ce qui est très risqué, car les intérêts économiques entre les deux pays deviennent désormais exposés, parce qu’ils ne sont pas protégés par ce pare-choc intellectuel et culturel qui a toujours existé par le passé.

- Ce déplacement des centres d'intérêt de la France est peut-être justifié par les changements géostratégiques qui s’opèrent dans le monde. Mais, si on a bien compris votre analyse, il s’est fait au détriment de la relation avec le Maroc…

- Avec le Maroc, les politiciens français ont commis l’erreur, depuis deux décennies, de privilégier les intérêts financiers de la France à court terme, au détriment d'intérêts stratégiques. Ils ont supprimé les bourses, les stages, l’aide au développement auprès de la classe moyenne ; leur présence dans l’enseignement a reculé, je ne parle pas du privé, mais du public…

L’Etat français s’est petit à petit désengagé du Maroc au profit des intérêts privés. Alors que les Marocains en général, y compris le Marocain moyen, voient dans le français une culture, un acquis historique.

L'affaire des visas, une mesure purement vexatoire

Les trois derniers présidents de la France ont ainsi reculé sur ce terrain, humain, culturel, privilégiant les intérêts privés. Mais ils ont oublié que ce qui fait la force du lien social durable, et qui peut empêcher que les aléas politiques ne le diminuent, ce sont essentiellement les relations humaines, de langue, de culture, de respect, de connaissance mutuelle de l’histoire…

La France a joué en quelque sorte la carte budgétaire, en réduisant les dépenses de tout ce qui est coopération, échange de stagiaires, bourses d’études, programmes de recherche. Et a entrepris en parallèle des opérations “choc” pour faire plaisir à l’extrême droite et aux xénophobes. Et cela blesse le sentiment populaire. L’affaire des visas s’inscrit dans ce cadre, c’est une mesure purement vexatoire.

- Mais où sont passés les relais traditionnels du Maroc en France ?

- Le relais n’a pas été passé par les socialistes et les gaullistes qui ont bien connu le Maroc et sa société. Il y a aujourd’hui en France, de la part des politiques depuis deux décennies, l'absence d’une mémoire politique, historique très profonde de ce que sont les relations entre le Maroc et la France.

Les relations se réduisent à des aspects purement financiers et politiciens

Les relations se sont réduites à des aspects purement financiers et politiciens. Et on a oublié que les relations économiques et politiques ne peuvent être fécondes que si elles s’appuient sur des relations sociales, humaines, profondes.

Il est donc tout à fait normal dans ce contexte qu’il y ait au Maroc un recul de la francophonie. La majorité des jeunes Marocains lisent et parlent en amazighe, en darija, en arabe, en anglais et s’intéressent de plus en plus au mandarin… Le français devient progressivement minoritaire.

Si la France veut sauvegarder ses intérêts, elle doit s’intéresser aux jeunes. Et ce problème des visas, il faut en finir. C’est un faux problème. La France n’est pas envahie par les Marocains contrairement à ce qu’on laisse penser. Les Marocains qui partent en France viennent combler des besoins de la France, en termes de compétences sur certains métiers. La majorité des Marocains qui sont en France vivent très bien leur francophonie et leur marocanité, sont bien intégrés, ont un emploi, participent à l’économie française…

Qu’il y ait des délinquants ici ou là, c’est normal. Le problème des politiciens français, c’est qu’ils font attention à des épiphénomènes, veulent plaire aux médias, et n'ont pas le recul historique pour connaître véritablement le Maroc.

"Le Maroc n’est pas non plus condamné à rester dans une relation exclusive avec la France d’aujourd’hui"

- Vous nous dites que les centres d’intérêt de l'Hexagone se sont déplacés vers d’autres zones géographiques, alors que du côté marocain, on reste encore attaché à la France. Comment doivent réagir aujourd’hui l’Etat et la société marocaine face à ces changements, au-delà des réactions émotionnelles au problème des visas ou autres ?

- Je constate qu’il y a au Maroc une espèce de politique étrangère très sereine, qui construit ses partenariats avec le respect, en défendant ses intérêts stratégiques avec ceux qui en ont envie. Le Maroc n’est pas non plus condamné à rester dans une relation exclusive avec la France d’aujourd’hui.

- On le voit bien dans la diversification des partenariats stratégiques du Maroc…

- Oui, et c’est normal. Le Maroc redécouvre depuis quelques années sa dimension africaine. C’est tant mieux. Et c’est dans l’intérêt de la France aussi.

- En France, certaines élites voient cette percée marocaine en Afrique comme de la concurrence…

- Elles ont tort. La France n’à qu'à aller concurrencer la Russie, Wagner, et les autres... Le Maroc investit avec respect dans son espace historique. Et la relation entre le Maroc et les pays africains, ce n’est pas quelque chose de nouveau, ça remonte à plusieurs siècles, sans considérer toute l’influence de l’islam marocain, du soufisme marocain, de la langue amazighe, de l’histoire…

L’investissement et la coopération en Afrique peuvent d’ailleurs se faire dans une logique tripartite, Maroc-Afrique subsaharienne-France, mais pas dans une exclusivité française qui a existé à un moment donné.

- Ce sentiment anti-France est-il éphémère à votre avis, ou est-ce une lame de fond qui traverse la société marocaine ?

- Je remarque, pour l’instant, que le Maroc ne verse pas dans la polémique ni dans la controverse, et c’est tant mieux. Mais il est grand temps de la part de la France de comprendre que les investissements doivent passer par l’humain, la culture, l’éducation… Or, la coopération officielle, bilatérale, d’Etat à Etat, d’institutions à institutions, d’université à université, recule parce que la France fait des calculs d’épicier.

"Ce dossier des visas va laisser à mon avis des traces profondes"

On ne doit pas non plus, dans ce domaine diplomatique qui est très chargé émotionnellement, répondre à un problème qui existe (le refoulement des gens en situation irrégulière) par la suppression des visas à des individus qui sont, eux, francophones et francophiles. Les problèmes doivent être posés dans leur contexte, être traités par les institutions et les canaux officiels. On ne peut pas accepter cette politique du chantage.

Ce dossier va laisser à mon avis des traces profondes, car il y a un sentiment d’humiliation au sein de la société marocaine. On le voit avec les campagnes de dénigrement qui touchent tout ce qui est français. Alors que la diplomatie marocaine, de manière générale, reste très sereine. Ce qui est une très bonne chose. Mais il y a, en effet, une lame de fond anti-France, anti culture française au Maroc.

- Les propos du ministre de l’Éducation, Chakib Benmoussa, sur l’introduction graduelle de l’anglais ont été interprétés comme une réaction à ces “humiliations” françaises. Qu’en pensez-vous ? Et comment analysez-vous cette volonté d’opter pour l’anglais comme langue d’enseignement ?

- Cette orientation n’est pas nouvelle. Elle existe depuis 2000, avec la grande réforme de l’enseignement préparée par la COSEF, qui a dit textuellement que l’anglais devait faire son apparition dans l’enseignement et que l’on ne devait pas rester enfermé dans le français, l’arabe et l'amazighe.

La France le fait, elle s’ouvre sur l’anglais ; je ne vois pas pourquoi le Maroc ne le ferait pas. C’est à la France de défendre ses intérêts linguistiques pour que le Maroc maintienne des segments d’enseignement ou de recherche en langue française, mais pas au détriment de l’arabe, de l’amazighe ou de l’anglais.

La déclaration de M. Benmoussa est dans la ligne de ce qui se fait depuis plusieurs années, et s’inscrit dans la tendance mondiale dans la recherche scientifique qui se fait en anglais. Je ne vois pas pourquoi le Maroc doit passer par les traductions françaises pour accéder à tout ce champ de recherche, de connaissance et de savoir produit dans le monde.

Maintenant, le Maroc et la France ont intérêt à maintenir la langue française, car le monde économique marocain a encore besoin de la langue française. Il aura certes de plus en plus besoin de l’anglais, mais ce n’est pas parce qu’on développe l’anglais que l’on doit tuer le français.

- Vous n’êtes donc pas en faveur d'un scénario de rupture à la rwandaise ou à la gabonaise ?

- Le Rwanda, c’est autre chose. Le Gabon aussi. Le Maroc n’a jamais dit qu’il allait adhérer au Commonwealth.

Que le Maroc introduise l’enseignement de la langue anglaise et qu’il en fasse une langue d’enseignement des matières scientifiques, je trouve que c’est une bonne chose. Ce n’est pas contre le français. Et si la France veut maintenir ses intérêts, elle doit comprendre qu’elle doit accompagner le Maroc, comme elle le fait en France, pour que les langues française et anglaise communiquent dans le domaine de la recherche. A travers la traduction, la création de laboratoires…

La majorité de nos chercheurs en physique, dans les sciences de l’ingénierie, les sciences sociales - et ça viendra dans les sciences humaines - sont trilingues. Nous ne sommes pas dans une guerre des langues. L’idée n’est pas de tuer le français.

L’intérêt stratégique éternel pour la France est en gros de développer sa langue. Or, les Français eux-mêmes reculent dans ce domaine pour des raisons budgétaires. Et le rôle du Maroc n’est pas de défendre la France, ni le français. Le rôle du Maroc, c’est de défendre le Maroc. Parler en français, c’est bien. Mais parler aussi anglais et mandarin, c’est encore mieux. Surtout qu’il n’y a plus aujourd’hui d’enclaves linguistiques. Personne dans le monde ne défend une langue contre une autre. C’est un débat dépassé.

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