La bombe à retardement sociale du Maroc
ANALYSE. Que restera-t-il des espoirs de la génération des 20-24 ans, si le marché du travail est bouché et si les portes de la migration se referment?
La bombe à retardement sociale du Maroc
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Ariane Salem
Le 10 novembre 2015 à 21h44
Modifié 11 avril 2021 à 2h37ANALYSE. Que restera-t-il des espoirs de la génération des 20-24 ans, si le marché du travail est bouché et si les portes de la migration se referment?
Pas moins de 165.000 destructions d’emplois en 3 mois. Un taux de chômage qui s’installe au-dessus de 10%. Des sorties progressives du marché du travail. Les données de l’emploi qui s’assombrissent de trimestre en trimestre ne semblent pas préoccuper les décideurs politiques tant que la croissance, les investissements et les exportations pointent vers le haut. Pourtant, les tendances démographiques et migratoires à l’oeuvre pourraient bien arriver comme un chien dans un jeu de quilles.
D’un côté, le pic d’arrivées sur le marché du travail va survenir dans les deux ou trois prochaines années. Il correspond au pic de naissances survenu 25 ans plus tôt au début des années 90. La question est de savoir si le modèle économique pourra d’ici là créer suffisamment d’emplois pour intégrer cette génération.
D’un autre côté, on observe, dans le recensement 2014, un ralentissement de la transition démographique et une inversion des faits de nuptialité, des tendances qui ont pu être interprétées comme les prémisses d’une contre-transition démographique.
Un autre aspect de la problématique est le phénomène migratoire. Le Maroc est une terre d’émigration avant d’être une terre d’accueil. Or, l’afflux massif de réfugiés en Europe occidentale joue négativement sur les opportunités de migration marocaine.
Deux chercheurs, géographe et démographe, Laurent Chalard et Youssef Courbage, analysent pour Médias24 les tendances démographiques et migratoires à l’oeuvre. Leur diagnostic se rapproche: la démographie combinée à un contexte économique défavorable constituent le risque premier de la société marocaine.
Une génération d'insatisfaits
Quelque 3 millions de marocains ont entre 20 et 24 ans en 2014. Cette génération correspond au pic de naissances survenu vingt-cinq plus tôt dans les années 90. Cette classe d’âge est donc sur-représentée dans la pyramide des âges. Au sein de cette génération, plus nombreuse, plus diplômée, et dont le risque de chômage est plus intense que pour les générations précédentes, gît un facteur révolutionnaire, prêt à exploser, si les déséquilibres du marché du travail ne sont pas résolus. C’est la thèse que développe Laurent Chalard, chercheur géographe au ECIA (European centre for international affairs), sous le nom de théorie du pic de naissances.
Selon cette dernière, les révolutions tunisienne et égyptienne ont éclaté 25 ans après le pic de naissances, lorsque cette génération, très diplômée, s’est confrontée à un marché du travail bouché. Le facteur démographique, mis en équation avec un régime autoritaire et une économie peu performante, joue un rôle prépondérant dans le déclenchement révolutionnaire.
Le Maroc ayant accompli sa transition démographique après ces deux pays, la génération du pic de naissances arrivera progressivement sur le marché du travail entre 2017 et 2020, où le risque révolutionnaire atteindra son maximum.
L’émigration a toujours été un exutoire, une variable d’ajustement d’un marché du travail en déséquilibre, bien plus qu’en Tunisie ou en Egypte. On le voit à la pyramide des âges: la cohorte des 10-14 ans en 2004 est moins nombreuse arrivée en 2014 à 20-24 ans. Si la barre correspondante s’est élimée, c’est que de nombreux effectifs sont partis à l’étranger.
Mais le chômage atteint aujourd’hui 21% des diplômés du supérieur et plus de 26% des diplômés universitaires et la porte migratoire se referme, au vu de la crise économique que traversent les pays d’accueil, et l’afflux de réfugiés qui concurrence les flux migratoires classiques.
La question centrale est bien celle-ci: la situation des nouvelles générations s’améliore-t-elle par rapport aux précédentes? La base du contrat social est-elle respectée? Dans la négative, si le nombre d’emplois créés pour absorber ces jeunes est insuffisant, et si les opportunités de migration baissent, l’attente déçue fait le lit de la révolution.
La prolongation des études permet certes de canaliser pendant un temps la génération de "baby-boomers" mais cela ne dure que le temps des études. Pour le géographe, le gouvernement a besoin que la porte de l’émigration reste ouverte, particulièrement en Amérique du Nord, pour réguler les nouvelles arrivées sur le marché du travail.
A moyen terme, le Maroc doit atteindre un PIB de 8% pour intégrer cette génération du pic au marché du travail, et enclencher une dynamique de développement des PME, où gît le potentiel d’emplois et de valeur ajoutée. Pour ce dernier, l’ascension sociale nécessite un développement économique créateur d’emplois, à même de challenger les élites en place.
Loin d’une théorie déterministe, le chercheur juge que le phénomène démographique peut être contenu si le gouvernement est réactif sur le plan économique et politique. La corruption endémique, qui écrase les agents économiques de petite taille, et le décrochage social et économique de la périphérie sont les deux réalités sur lesquelles le gouvernement doit porter toute son attention.
"La démographie marocaine continue de se singulariser dans le monde arabe"
Y. Courbage, directeur de recherche en démographie à l’Institut national d’études démographiques à Paris, a consacré une partie de ses recherches au Maroc, où il a d’ailleurs travaillé entre 1984 et 1989 en tant qu’expert des Nations-unies.
Pour le démographe, la transition démographique est bien à l’oeuvre au Maroc. Elle a certes ralenti ces dernières années, mais progresse à un rythme sans commune mesure avec d’autres pays d’Afrique du Nord - l’Algérie, la Tunisie et l’Egypte - où l’on observe une reprise de la natalité, et de la fécondité. A titre d’exemple, la Tunisie a vu son indice synthétique de fécondité (le nombre moyen d’enfants par femme féconde) en 2014 remonter au niveau de celui du Maroc en 2004.
Au contraire au Maroc, l’indice synthétique de fécondité continue de baisser. Il est passé de 2,5 enfants par femme en 2004 à 2,2 en 2014, de 2,1 à 2 en milieu urbain et de 3,1 à 2,6 en milieu rural.
Le cas du Maroc est plutôt similaire à celui du Liban ou aux petits Etats du Golfe, le Koweit, Bahrein, Qatar, même si les raisons de la baisse du taux d’accroissement sont différentes dans chaque pays.
Ici, ce sont les conditions économiques objectives - une croissance modérée au Maroc et en Europe, une montée du chômage, la baisse des opportunités d’émigration - qui contraignent la natalité à la baisse. Au sein de la démographie urbaine, ce phénomène est amplifié. Le modèle de la famille restreinte, voire de l’enfant unique y est privilégié, car le coût d’élever des enfants pèse de plus en plus. Les couches modestes de la population évitent d’avoir trop d’enfants, et espacent les naissances.
Les déséquilibres du marché du travail pourraient même avoir une incidence sur la nuptialité, même si les effets indirects ne peuvent être clairement inférés, met en garde le démographe. Celui-ci ne voit pas à l’oeuvre un phénomène de contre-transition démographique ou même de transition molle, hypothèse envisagée depuis la publication des résultats du recensement 2014.
En effet, la baisse de l’âge moyen du mariage est contrebalancée par une remontée des pratiques contraceptives - lequel atteint 67,4% en 2011 - et des avortements clandestins, phénomène qui n’est pas quantifié.
L’arrivée plus importante des hommes et des femmes sur le marché matrimonial est liée à la pyramide des âges. En effet, les effectifs de la génération 25-29 ans sont plus nombreux en 2014 qu’en 2004. Cette génération de "baby-boomers" pousse mécaniquement à la baisse l’âge moyen du premier mariage. Le rajeunissement de l’âge moyen du mariage des femmes est passé de 26,3 ans en 2004 à 25,8 ans en 2014, une baisse de quelque 0,5 an, à relativiser.
On a pu également s’interroger sur la raison pour laquelle le taux de croissance effectif de la population tel qu’il ressort du recensement 2014 (1,25%) est plus élevé que celui qui était projeté par le Haut commissariat au plan (1,1% entre 2000 et 2010). La raison en est, pour le démographe, que le flux d’émigration net a baissé sur la période, ce qui a agi à la hausse sur la population.
Pour le chercheur, il ne fait nulle doute que la locomotive de la transition démographique est tirée par le milieu rural, dont le taux de fécondité tend à converger vers celui des villes. Ces dernières ont presque essoufflé leur potentiel de baisse de la fécondité, quoiqu’il pourrait encore baisser. L’indice synthétique de fécondité (ISF) était de 1,8 enfants par femme à Casablanca au recensement de 2004. L’ISF en zone urbaine aujourd’hui à 2,01 (recensement 2014), pourrait encore baisser pour atteindre le niveau de Casablanca.
Pour ces caractéristiques, le Maroc se distingue des pays d’Afrique du Nord, si on exclut la Libye et la Mauritanie pour lesquelles les données démographiques ne sont pas disponibles. On peut parier sur l’effet contraceptif, pour encadrer le phénomène de nuptialité.
Toutefois, Y. Courbage se dit très pessimiste sur le sujet de l’émigration, qui représente un réel risque sur les tendances démographiques. En effet, l’afflux de réfugiés en provenance de Syrie, Libye, Erythrée, etc. vers les pays d’accueil classiques de la migration économique marocaine joue négativement sur les opportunités de migration des marocains. "Ce n’est pas ça qui va redonner de l’espoir", conclut-il.
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Modifié 11 avril 2021 à 2h37