Abdelmoughit Benmessaoud Tredano

Directeur de la Revue marocaine des sciences politiques et sociales

Charlie, Daech, l’Islamisme et le reste: l’explication qui manque

Le 16 novembre 2015 à 14h16

Modifié 11 avril 2021 à 2h34

Ce papier a été écrit Au lendemain des attentats du 7 janvier 2015 à Paris, (11 janvier 2015) sur Daech, les enjeux et les dessous de cette "énigme".

Depuis des années, je soutiens que le Moyen-Orient est l’épicentre des conflits non seulement pour la région mais pour le monde. Affirmer cela ne relève pas du catastrophisme. Depuis la percée fulgurante de Daech en mai 2014 et la multiplication des interventions étrangères, on n’a pas cessé de parler des prémisses d’une 3e guerre mondiale. En effet, l’intervention musclée de la Russie et les mouvements de la marine chinoise dans la région préfigurent une évolution non-maitrisable. Trop d’avions dans le ciel syrien; un simple incident entre l’aviation de deux puissances risque de mettre la région en feu et en sang.

Le commun de mortel se demande pourquoi la région connait autant de conflits? Quinze conflits depuis 1947-48!

Pourquoi Daech est là? Pourquoi le dépeçage du Moyen- Orient sur une base ethnico-religieuse. Le pétrole, la sécurité d’Israël ne sont plus les seuls paramètres qui structurent les rapports entre cette région et le reste du monde; outre la rivalité entre les grandes puissances, l’intervention des puissances régionales sur un fond de clivage sunnite/chiite et des prétentions nucléaires iraniennes ne sont pas pour simplifier une situation déjà trop compliquée.

L’islamisme politique teintée par une violence extrême, version Daech, signe la fin du politique et le triomphe d’un certain religieux.

La région connaîtra certainement un long processus de décomposition et de recomposition; il s’agit à n’en pas douter d’une phase difficile, complexe et pleine de contradictions, à cause d’un nombre impressionnant d’ingérences et d’enjeux et d’intérêts contradictoires.

Imaginer la carte politique et géopolitique de demain dans le monde arabe, et tout particulièrement au Moyen-Orient, relève d’une gageure. Mais Sykes-Picot II n’est pas loin.

L’élimination physique et sanguinaire des dessinateurs[1] et des rédacteurs du journal satirique Charlie Hebdo a provoqué un choc émotionnel intense en France ainsi que dans la plupart des pays occidentaux. Paris s’est érigée, le 11 janvier à 16 heures, en capitale du monde contre la barbarie, l’obscurantisme, pour la défense de la liberté et de la démocratie. Au-delà du caractère odieux de ce massacre, et une fois passé le temps de l’émotion, il y a un temps pour la raison et la réflexion. "Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre…", disait Spinoza. En cherchant à comprendre non pas l’acte, car il est condamnable par toute personne sensée et dotée d’un minimum d’humanité, mais le pourquoi de l’acte. Il n’est nullement question de la moindre justification.

En effet, explication n’est pas justification, encore moins une velléité déplacée de "comprendre" le comportement de ces illuminés.Malgré les zones d’ombre qui entourent la perpétration de ce crime, une mise en scène uniformément orchestrée par les medias officiels vise à accréditer une lecture primaire qui conduit à focaliser sur l’islam, accentuant la cassure sociale et faisant basculer le monde occidental dans l’islamophobie la plus virulente.

Un droit au "Mais"

Certains intellectuels et analystes en France nous interdisent d’avoir droit au "Mais". Injonction et demande d’explication et de condamnation sont faites aux musulmans de France. D’autres vont jusqu’à leur demander de venir en masse à ladite manifestation pour montrer leur "sincérité" et marquer la différence. L’unité nationale est ainsi évoquée et instrumentalisée pour occulter et mettre en sourdine les véritables problèmes de la société.

Des mesures sécuritaires abusives et liberticides sans précédent sont prises au nom de la lutte contre le terrorisme. Elles visent essentiellement les citoyens français de confession musulmane, réelle ou supposée. L’islam est ainsi stigmatisé et accusé d’être incompatible avec la République. Ce "Mais"-là, on ne doit pas s’interdire de le revendiquer et ce pour plusieurs raisons: la question majeure qu’on doit se poser est non pas pourquoi ces illuminés ont fait ça mais pourquoi sont-ils devenus ce qu’ils sont pour faire ça…?

Pourquoi certaines franges de la société française sont-elles devenues le terreau de recrutement de Djihadistes égarés, manipulés par des commanditaires occultes, aux fins d’exécuter des crimes odieux sous la fausse bannière de l’islam radical? On doit revendiquer ce "Mais" parce qu’en Occident en général, et en France en particulier, il y a un traitement sélectif de l’information, pour ne pas dire partiel et partial. 

On doit revendiquer ce "Mais" parce que les deux mondes, occidental et arabo-musulman, vivent deux temporalités différentes[2]. Cette différenciation, que des forces souterraines puissantes œuvrent à transformer en choc des civilisations en incitant à la haine raciale et en perpétrant des crimes odieux sous fausse bannière islamiste, exacerbe toujours plus le rejet de l’islam dans sa globalité.

Avec concision et une profonde lucidité, le grand Edgard Morin soutient: "…Il y eut problème au moment de la publication des caricatures. Faut-il laisser la liberté offenser la foi des croyants en l’Islam en dégradant l’image de son Prophète ou bien la liberté d’expression prime-t-elle sur toute autre considération? Je manifestais alors mon sentiment d’une contradiction non surmontable, d’autant plus que je suis de ceux qui s’opposent à la profanation des lieux et d’objets sacrés".[3] Tout est dit.

Par ailleurs, si on adopte la formule de Voltaire[4], la liberté n’aurait pas de limite. Alors que faire et que dire? La question est une affaire d’équilibre et de contexte. Comme le stipule la Déclaration des Droits de L’Homme et du Citoyen dans son article 4, "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui…".[5]

A travers ce texte on essaiera de répondre à deux questions majeures:

Pourquoi cette jeunesse européenne –très minoritaire pour le moment- de culture musulmane est-elle devenue ce qu’elle est maintenant? Et quelles sont les véritables responsabilités? Il n’est pas question de dédouaner qui que soit, notamment les dirigeants du monde arabo-musulman, et ce depuis au moins 1945. On connait suffisamment l’argumentaire qui consiste à tout mettre sur le dos des anciennes puissances coloniales pour en être abusé.

Toutefois il n’est pas du tout question non plus de passer sous silence la responsabilité des puissances occidentales (ou des grandes puissances en général y compris l’URSS, dont le système est le produit de la pensée occidentale) dont les rapports avec ce monde étaient dictés (c’est toujours le cas) essentiellement par l’intérêt et le jeu d’influence. Aux origines de la violence et de l’horreur islamistes…: la vraie responsabilité n’est pas déterminée.

En dehors des causes internes dans chaque pays de l’Europe qui sont connues et réelles, la donne internationale, historique et géopolitique ne doit pas être évacuée.

Dans mon dernier ouvrage[6], on peut lire ceci: "Avec l’Afghanistan, on a eu droit aux "Afghans" et avec l’agression l’Irak en 2003 et le printemps arabe - et dans son sillage la victoire électorale des islamistes dans certains pays arabes- et sa péripétie syrienne, on a eu droit à Daech[7]; les apprentis sorciers, occidentaux et les pays pétroliers arabes, n’ont pas tiré les leçons de l’épisode afghan".

I - Les facteurs et paramètres structurants

La déliquescence et, depuis trois ans, l’effondrement du monde arabe, est principalement dû à deux paramètres anciens qui sont le pétrole et la sécurité d’Israël. Viennent se greffer le jeu des puissances régionales et internationale ayant marqué fortement et tragiquement la région du Moyen-Orient à la faveur du "printemps" arabe. L’Arabie saoudite et le Qatar, munis de l’arme pétrolière et la Turquie islamiste, avec ses prétentions de puissance, conduisent aujourd’hui une sorte de croisade contre le "croissant" chiite. Sans oublier de mentionner que les différents projets des élites gouvernantes, qu’ils soient nationalistes, panarabes, socialisants voire même marxiste comme le cas du Yémen du sud, ont tous échoué.

La domination occidentale de la région a été dictée par l’existence de deux faits objectifs et majeurs. Les deux paramètres déjà cités sont la ressource pétrolière et la sécurité d’Israël, sur lesquels viennent se greffer la question palestinienne comme toile de fond, et depuis une dizaine d’années la question nucléaire iranienne qui s’est imposé dans l’agenda occidental comme un élément déstabilisant. Voici sommairement déclinés les principaux facteurs structurant la région moyen-orientale et le reste du monde notamment occidental.

Premier paramètre: le pétrole 

L’accord Quincy, conclu en 1945 entre le président américain Franklin D. Roosevelt et le Roi Abdelaziz Al –Saou[8], s’articulait autour du pétrole. Il a structuré, plus au moins, au niveau mondial la question de sa production, de la fixation de ses prix et la sécurité de son approvisionnement pendant plus de trois décennies. En contrepartie, ledit accord garantissait la sécurité de l’Arabie Saoudite.

Une autre donnée qui figurait au premier plan des préoccupations des Américains et des Européens concerne la garantie de la sécurité d’Israël depuis les années 1947-48. Ces deux paramètres ont charpenté les rapports entre le Moyen-Orient et le monde occidental industrialisé, avec la question palestinienne comme question lancinante. Nous restons convaincus que le Pétrole, entre autres facteurs, déclencha les deux guerres contre l’Irak de Saddam Hussein (1991 et de 2003) et il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques chiffres qui confortent cette assertion.

Le Moyen-Orient recèle en effet, 64% des réserves mondiales. Plus préoccupant encore, est que "…dans vingt ans, s’il n’y a pas de découvertes majeures, il n’y aura plus de pétrole en Amérique du Nord, ni en Europe, presque plus en Afrique, ni même en Russie. L’OCDE, comme les NOPEP (Pays exportateurs non- membres de l’OPEP) seraient à sec [9]". Alors que le Moyen-Orient continuera encore à produire pendant trente années supplémentaires.

L’OPEP contrôle aujourd’hui 40% de la production dans le monde, dont 60% des exportations et 75% des réserves. Les Etats-Unis quant à eux, consomment 25% de la production mondiale et importaient il y a quelques temps 50% de leurs besoins. Plus inquiétant encore, au rythme de leur production et consommation actuelles, ils épuiseraient leurs réserves dans dix ans. Le taux de dépendance pétrolière des Etats-Unis croit d’une manière substantielle.

Alors qu’il était de l’ordre de 35% en 1973, il est actuellement à 54.3%. Il est prévu qu’il atteigne les 67% en l’an 2020. Du Moyen-Orient, ils en importent environ 23.8% et le seul bémol reste l’exploitation du gaz de schiste qui risque de changer la donne pétrolière de l’Amérique et de sa dépendance par rapport à cette région. Certains analystes soutiennent que les USA deviendront exportateurs de pétrole sous peu. Un des nouveaux facteurs des troubles dans la région.

La Chine, quant à elle, consomme actuellement 5% de la production mondiale, et en consommera près du quart (entre 20 et 25%) dans 15 à 20 ans, soit l’équivalent de la consommation américaine actuelle. De même, le pétrole constitue 40% de la consommation mondiale d’énergie et occupe une place prépondérante dans les échanges internationaux.

Certains experts en matière de pétrole considèrent que le sol mésopotamien (Irak) pourrait receler en pétrole une quantité équivalente à celle de l’Arabie saoudite, soit environ 230 à 240 milliards barils. Il a pu ainsi susciter convoitises et appétits, ce qui explique en partie la guerre de 2003.

A l’exception de la nouvelle donne américaine quant à l’exploitation du gaz de schiste, et si il n’y a pas de découverte majeure en dehors de la zone du Moyen-Orient et il n’y a pas de source alternative (économiquement exploitable notamment pour le transport, et propre…), au pétrole, le Moyen–Orient continuera à structurer pendant des décennies les rapports mondiaux entre consommateurs et producteurs.

Deuxième paramètre: la sécurité d’Israël 

Le second paramètre que nous voudrions aborder porte sur la sécurité d’Israël avec l’affaiblissement et le "containment" en permanence des pays arabo-musulmans. Aucun de ces derniers ne saurait prétendre à un niveau de  puissance militaire susceptible de mettre en péril la sécurité d’Israël, allié indéfectible dont la survie garantit l’hégémonie américaine sur l’exploitation des richesses pétrolières de la région.

Cette domination est d’hier et d’aujourd’hui. Elle est d’hier remontant à l’Iran de Mossadegh, à l’Egypte de Nasser, à l’Irak de Saddam (1980/91/ 2003) et au Pakistan et sa bombe durant les années 80/90. Elle l’est d’aujourd’hui, puisque depuis huit ans, l’Iran et ses prétentions nucléaires sont contenus. L’accord du 23 novembre 2013 [10] entre ce dernier et les 5+1 marque un important changement dans l’attitude des deux protagonistes, mais reste malgré tout ambiguë; l’attitude hostile d’Israël et de l’Arabie saoudite en est la parfaite illustration…

L’histoire d’une domination

La domination occidentale, et particulièrement américaine, est totale durant la période 1945 /1989; et pour illustrer une telle assertion nous voudrions renvoyer à l’ouvrage magistral de Robert Fisk [11]. Les Etats-Unis deviennent prédominants durant la décennie 90. Les conflits en Somalie, en Irak et en Yougoslavie sont là pour en témoigner. Avec leur guerre anti-terroriste depuis 2001, en Afghanistan et en Irak, ils ont contribué à créer une ère de guerre permanente (la théorie du « chaos créateur ») dont la conséquence la plus visible est la balkanisation du monde arabe.

Il importe d’abord de rappeler certains faits historiques, tels la conclusion de l’accord de Quincy de 1945,  les pactes militaires comme celui de Bagdad[12], l’agression tripartite contre l’Egypte en 1956 ayant servi à dominer l’Orient, et l’engagement de La France, tête pensante de cette agression, à prêter main forte à Israël dans la maitrise de la technologie nucléaire[13]

Cette domination a affaibli le monde arabe. Elle a, par la même occasion, rendu permanente la centralité de la question palestinienne. Elle s’est nourrie de la Nakba, de la Naksa et des 15 conflits régionaux dont le dernier est celui mené contre Gaza en juillet 2014.Dans cette série de guerres et d’agressions; celle menée contre la Syrie depuis 2011 est la plus meurtrière, la plus scandaleuse et à la limite du crime contre l’Humanité.

Certes, explication n’est pas justification mais il serait judicieux de faire le parallèle avec l’Irak. Après la destruction d’un des deux symboles du pôle civilisationnel arabo–musulman, en l’occurrence l’Irak (le musée de Bagdad en 2003 [14]), aujourd’hui, on vise la destruction de la Syrie

Par le passé, d’autres moyens furent utilisés pour dominer le monde arabe. Ils résident dans le soutien aux régimes autoritaires et la guerre d’Afghanistan menée contre les Soviétiques [15]. Cette dernière contribua à l’émergence de l’Islam politique, qui, conjugué à d’autres facteurs, a empêché toute velléité d’indépendance politique et compliqué toute politique de développement et a surtout ensanglanté l’ensemble de ces pays. Le "printemps arabe" est venu pour compliquer davantage la situation dans la mesure où il a fait le lit, entre autres facteurs, du combat "Djihadiste".

Islam politique et clivage sunnite/chiite

Parmi les facteurs ayant contribué à l’émergence et au développement de l’islam politique - qui est aujourd’hui une des causes de la dérive du printemps arabe-, on peut citer, entre autres, l’idéologie wahhabite et surtout depuis que l’Arabie saoudite s’est dotée d’une puissance financière par le biais de la rente pétrolière, le rôle, depuis 1928, des frères musulmans d’Egypte et la propagation de leur idéologie.

De plus, la révolution islamiste en Iran en février 1979 et ses velléités expansionnistes au niveau religieux et idéologique a joué un rôle important dans la diffusion d’une certaine idée de l’islam politique. On peut également citer la défaite et le retrait des soviétiques en février 1989 de l’Afghanistan, et leurs conséquences sur le monde arabo- musulman (le rôle destructeur des "Afghans" après leur retour dans leurs pays respectifs) ont contribué à installer une instabilité permanente dans cet espace géoculturel.

Enfin, il est surtout important de rappeler l’échec des différents projets politiques des élites gouvernantes des pays arabo-musulmans….Depuis 2011, la rivalité entre Russes et Américains d’où se dégage un parfum de guerre froide, avec un air de déjà vu, la situation en Ukraine, la crise en Syrie et la question nucléaire iranienne, entre autres, sont autant de conflits qui structurent désormais, aux côtés des paramètres anciens tels le pétrole et la sécurité d’Israël, les rapports entre la région du Moyen-Orient et le reste du monde.

D’autre part, le clivage chiite/sunnite, avec pour toile de fond l’émergence de la puissance iranienne, qui est venu se greffer sur les anciens paramètres, n’est pas pour faciliter la compréhension des évolutions possibles. La tutelle iranienne sur l’Irak, le renforcement de ses alliances (Syrie, Hesbollah…) et le comportement confessionnel irresponsable de l’ancien premier ministre irakien N. Al Maliki ont renforcé ce clivage. 

On assiste de surcroit à la multiplication des groupuscules terroristes, à la faveur du conflit syrien, transformant la région et bien au-delà en une poudrière avec un effet boomerang sur les pays occidentaux et les "apprentis sorciers pétroliers".

En effet, les différents actes terroristes commis en 2014 (en Belgique, en Australie, au Canada et tout dernièrement en France) par des "loups solitaires", ou les revenants de la Syrie, de l’Irak ou du Yemen, avec le Label de Daech ou d’Al Qaeda en poche, en constituent l’illustration la plus édifiante.

Plus grave encore, ce n’est, en fait, qu’un début; en effet, dans une interview prémonitoire datée du 12 septembre dernier [16], l’ancien premier ministre Dominique De Villepin contextualise le comportement des pays occidentaux et relève leurs "erreurs" dans cet Orient compliqué tout en prédisant la multiplication de ce type d’actes. La floraison des antennes de Daech au Yémen et au Sud de la Lybie… n’est pas pour assurer les esprits et sécuriser le monde.

En somme, le pétrole, la sécurité d’Israël, la permanence du conflit palestinien, la complicité des pays occidentaux avec des régimes arabes autoritaires, l’apparition et le développent fulgurant de l’islam politique-dont une grande composante est devenue violente-, l’émergence de puissances régionales et le retour de la Russie... Tels sont les ingrédients de ce cocktail explosif.

La responsabilité de l’Occident 

Sans aller jusqu’à rappeler tout ce qui a été dit,on se limitera à signaler ici la signification de la campagne de bombardement conduite par les pays occidentaux, USA en tête, contre Daech et montrer la duplicité de ce monde. Ils sont intervenus parce que Daech a commencé à empiéter sur le territoire du Kurdistan irakien où deux grosses sociétés pétrolières américaines font des affaires florissantes. Ils sont intervenus parce que leur progéniture a commencé à s’autonomiser. Ils sont intervenus parce que la bête immonde a commencé à tuer leurs concitoyens de façon abjecte. Ils sont intervenus parce que l’effet boomerang a commencé à les toucher à domicile.

Mais au fait, pourquoi les Américains s’évertuent-ils à conduire une campagne de bombardements, alors qu’il suffisait et qu’il suffit encore aujourd’hui d’intimer l’ordre à leurs alliés, en l’occurrence, l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Jordanie et la Turquie, d’arrêter le financement, l’envoi d’armements et de "combattants" à travers leurs frontières respectives[17]?

Netanyahou qui s’est "trouvé" à la tête du cortège de Paris, finance, héberge, soigne les combattants d’Al Nosra du côté du Golan… Sans oublier les massacres des trois guerres contre Gaza… Pendant ce temps-là, l’Occident se mure dans un silence penaud; et dans le meilleur des cas lorsqu’il parle, il avance qu’Israël se défend contre les missiles des organisations palestiniennes. Vraiment? Une « légitime défense » qui a « coûté » aux Gazaouis plus de 1.300 morts, 10.000 blessés et des centaines de maisons détruites!?

Il ne s’agit pas d’un scoop mais il n’est pas inutile de rappeler que les Américains sont en train de former des pilotes de l’opposition syrienne; donc l’histoire du chaos dans la région n’a fait que commencer, sauf accord  définitif  avec l’Iran sur la question nucléaire et reconnaissance du statut et du rôle de chaque puissance régionale (en plus de l’Iran, la Turquie, l’Arabie Saoudite et de l’Egypte) dans la géographie politique de la région.

Mais pourquoi cette duplicité?

Comme souligné précédemment, trois objectifs sont intimement liés, à savoir la préservation du pétrole, la sécurité d’Israël et la liquidation définitive de la question palestinienne, constituant ainsi le triptyque prioritaire de cette duplicité. En effet, le moyen d’y parvenir était alors de neutraliser le bloc qui résiste aux intérêts occidentaux… A la tête de ce bloc, il y a l’Iran et ses alliés, en l’occurrence la Syrie et Hezbollah. Pour atteindre le Centre, il fallait alors commencer par neutraliser la périphérie.

En effet, en juillet 2006, Israël s’assignait comme objectif d’éliminer la résistance chiite de Hezbollah. Cette action s’est soldée par une défaite stratégique de Tel Aviv; on en connait la suite. A trois reprises (2008-09; 2012; et 2014), Israël a récidivé contre le Hamas sans résultats probants.L’ensemble de ces actions ayant été commis dans la perspective du dépeçage du Moyen-Orient et de sa balkanisation en une multitude d’entités  à base ethnico-religieuse peu viables.

Dans une récente allocution télévisée [18], le Président Obama a évoqué la stratégie de remodelage du « Moyen-Orient élargi -[19] » conçue par les stratèges américains à la suite des événements du 11 septembre 2001. Ce plan prévoit la partition des grands Etats de la région en un certain nombre de petites entités ethniquement homogènes -[20]>, en micro-Etats.

II- Les deux temporalités et les chiismes Orient/Occident

On reproche aux musulmans intégristes leur islam intolérant, sanguinaire, excluant…

La lapidation, la polygamie, l’enferment de la femme dans son voile ou sa burqa et la décapitation, (ce qui est vrai), provoquent l’effarement de l’Occident. Ce sentiment est exacerbé par la passivité des pays arabo-musulmans pour entreprendre les réformes nécessaires; la coexistence de deux visions, conceptions et de perceptions de la foi, de la vie et, du monde s’explique, en partie, par un certain chevauchement entre deux temporalités.

Je reprends toujours ma formule de précaution: explication n’est pas justification. Pourquoi un tel décalage historique?

En plus des raisons déjà explicitées plus haut, il importe de souligner l’absence de projet de société – les dirigeants ont plutôt un projet de pouvoir – et la faillite du système éducatif dans ces pays. Selon une étude publiée en 2013, le citoyen du monde arabe consacre à peine 6 minutes à la lecture par an!!!, quand dans le monde développé la durée est de plus de 200 heures soit 12.000 minutes[21]!!!

Dans un documentaire fort intéressant, intitulé "lorsque le monde parlait arabe", deux Egyptiens sous pseudonyme commun Mahmoud Hussein [22], montrent les causes d’un tel décalage; la matrice qui traverse ce documentaire peut être déclinée de la manière suivante: le monde arabe a entamé son déclin lorsqu’il a arrêté de philosopher, le monde occidental a commencé à émerger lorsqu’il a commencé à douter c’est-à-dire à philosopher.

Mais pourquoi les dirigeants occidentaux et leurs élites n’intègrent-ils pas intellectuellement l’existence de ce fossé culturel, cultuel (absence de séparation du religieux du politique) et politique qui explique mais ne justifie pas ces dérives, et qui par ailleurs restent encore minoritaires? Elles risquent de prospérer si les pays occidentaux n’abordent pas leurs rapports avec ce monde avec toute l’intelligence et la clairvoyance qui s’imposent.

Dans les différents débats diffusés par les chaînes françaises, on relève que les raisons du dévoiement des islamistes et de la dérive de la jeunesse de culture musulmane évoquées portent essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, sur la marginalisation, la ghettoïsation, la stigmatisation, l’échec scolaire, l’absence de diffusion des valeurs républicaines… Si ces facteurs existent et jouent un rôle dans ce processus de repli de cette communauté, ils ne peuvent constituer la seule explication.

Il semblerait qu’on soit en train de cacher le soleil avec le tamis; si on ne veut pas voir que la situation au Moyen-Orient, avec toutes les frustrations cumulées aidant, est transposée dans le mental et le psychique de tous les citoyens européens de culture musulmane, c’est qu’on risque de différer les échéances et perdre du temps dans le nécessaire processus d’intégration de cette partie de la population.

Les causes de ce fossé ne sont pas seulement culturelles et cultuelles mais historiques et géopolitiques. Ce schisme entre l’Occident et l’Orient trainent des blessures dans l’histoire ancienne et nouvelle. 

Sans souscrire à la théorie de choc des civilisations, il serait important et urgent de procéder à une décolonisation des esprits dans les rapports entre l’Occident et l’Orient, entre le Nord et le Sud…

Il faudrait aussi faire en sorte à ce que les intérêts (pétrole et autres) ne soient pas les seuls paramètres qui président au choix des décideurs et que soient bannies toutes complicités et duplicités (Le rapport coupable entre le monde développé occidental en particulier d’une part, et les pays arabes pétroliers et les anciennes dictatures des régimes arabes d’autre part!!??).

Dans le cas contraire – et c’est malheureusement le plus probable –, l’histoire ancienne reviendra au galop avec ses cortèges de haine, de frustration, d’exaction, d’exclusion et d’horreur… Et le dialogue entre les religions et les civilisations, tant clamé et souhaité ne se niche dans les limbes.

Rappelons par ailleurs que le registre de l’Occident n’est pas blanc comme neige…

Faire ce rappel historique n’est nullement une sorte de revanche sur l’histoire mais pour comprendre le présent, il faut connaitre le passé et surtout pour relativiser cette dérive islamiste dans l’Histoire longue…

Il importe de le faire, parce il y a une Histoire à réécrire et une autre à décoloniser…

Les guerres de religion

Les chrétiens ont, au moment où la civilisation arabo-musulmane brillait de tous ses éclats sur le monde, initié les guerres de croisade pour libérer, au nom de la religion, un lieu sacré à savoir Jérusalem. Au nom de la même la religion, on a instauré l’Inquisition en Espagne et ailleurs…Au nom de la même religion, il y a eu des croisades contre les hérétiques, avec l’inquisition comme arme (Ex des cathares dans le Sud-ouest de la France: Bézier, Carcassonne...) au début  du 13e siècle; "Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens!", s’exclamait un Abbé, formule qui résume bien l’ampleur des massacres.

C’est également au nom de religion et/ou de la puissance que les Européens se sont livrés la guerre de cent ans (entre 1337 et 1453), celle de trente ans (1618 à 1648), et d’autres… Au nom de la même la religion, il y a eu le massacre des protestants de la Saint-Barthélemy à Paris, le 24 août 1572 puis en province. Il faut rappeler que la France a connu plus de 8 guerres de religion pendant le 16ème siècle… Il faut aussi rappeler:

Après et malgré les Lumières (le Siècle), on a continué l’esclavage et /ou au moins on l’a rétabli (Napoléon);

Après et malgré les Lumières, l’Europe a colonisé une grande partie de la planète, avec toutes les conséquences effroyables que cette colonisation implique;

Après et malgré les Lumières,le monde occidental a donné naissance à deux idéologies les plus totalitaires et sanguinaires; le communisme et le nazisme;

Après et malgré les Lumières, l’Europe a fait les deux guerres les plus sanglantes dans l’histoire de l’humanité, avec le crime immonde: la Shoah.

Après et malgré les Lumières, les Américains avaient-ils besoin de faire autant de dégâts sur la ville allemande de Dresde?[23]

Après et malgré les Lumières, les Américains avaient-ils besoin de lancer la deuxième bombe sur Nagasaki?

Après et malgré les Lumières,la décolonisation a été marquée par des massacres nombreux et sanglants. Rien que pour le cas de la France, on peut citer, entre autres, celui du Constantinois algérien (45.000 morts en 1945)[24] celui de Madagascar en 1947 (plus de 89.000 morts)[25] celui du Cameroun (plus de 200.000 morts entre 1956 et 1964)[26].

Après et malgré les Lumières, les Américains avaient-ils besoin de larguer autant de bombes sur le Vietnam?

Après et malgré les Lumières, avait-on besoin de laisser mourir pendant l’embargo contre l’Irak (1991/2003) plus de 500.000 enfants irakiens, et considérer avec un cynisme révoltant que "ça en valait la peine" (déclaration de Madeleine Albright)!?

A ceux-là s’ajoutent les massacres perpétrés au grand jour, et dans l’indifférence générale: aussi bien au Rwanda en 1994, où 800 000 Tutsis ont péri (en 4 mois) avec une responsabilité passive avérée de l’ONU, de la France et de la Belgique, qu’à Srebrenica (en Bosnie) en juillet 1995, où 8.000 musulmans ont été tués, avec passivité coupable et insouciante des casques bleus hollandais. Et la liste est longue.

Pour conclure, il n’est pas inutile de rappeler que le Moyen- Orient est l’épicentre des conflits dans le monde; si on n'y prend pas garde une catastrophe totale n’est pas exclue. En effet, si les 5+1 ne parviennent pas un accord définitif avec l’Iran sur la question nucléaire, si Israël continue de nourrir l’intention de vouloir neutraliser les capacités nucléaires de ce dernier, si la Turquie et l’Arabie saoudite persistent dans cette guerre implacable contre le chiisme et l’émergence de la puissance iranienne, si les pays occidentaux, Américains en tête, s’entêtent à vouloir la mainmise sur le pétrole de la région (15 conflits depuis 1948), si la question palestinienne n’est pas traitée avec l’intelligence et la perspicacité politiques nécessaires…, il faudrait s’attendre au pire.

Et la jeunesse du 93 et des quartiers similaires en France et en Europe risquent d’être tentée de voir ailleurs…


[1]Un économiste de renom Bernard Maris, deux policiers, un autre journaliste -dont la photo n’a pas du tout circulé…?!! -  et d’autres, font partie des victimes de cet attentat.

(2) Voir infra.

[3]Edgar Morin: "La France frappée au cœur de sa nature laïque et de sa liberté", Le Monde du 08.01.2015

[4]Voltaire aurait dit "Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire".

[5]"Les constitutions de la France depuis 1789", présentées par Jacques Godechot, Ed. Garnier-Flammarion, 1970, 508p., p.34.

[6]Publié en novembre dernier: "Paix et dialogue et tolérance,… Le cas du Maghreb et du Moyen-Orient. Avant et après le printemps arabe", Nouvelle collection: "Cahiers Libres" N°1, Fév. 2014, 1e édition, 70 pages, novembre 2014, 2e édition, collection Confluences. 136 p.

[7]Un député syrien a eu cette formule ramassée mais combien édifiante sur Daech: la conception et la création est israélienne ou américano-israélienne, le metteur en scène est américain, l’acteur principal est la Turquie et les producteurs de ce film tragique ce sont les pays pétroliers. Cette présentation reste schématique évacuant la thèse, soutenue par certains, que les Syriens ont joué un rôle dans la création de groupes terroristes dans les deux premières années de la guerre civile. Emission, le jeu des puissances, Al Mayadeen  (TV libanaise) diffusée le 1er octobre 2014.

[8]L’accord du Quincy –du nom du croiseur américain à bord duquel ledit accord a été signé le 14 février 1945- prévoyait l’octroi de concession pétrolières aux Etats Unis contre des royalties pour les Saoudiens .Sa durée portait sur 60 ans.  Il semble qu’il a   été renouvelé pour une même période en 2005 par le président George W. Bush.

[9]Philippe CHALMIN, Géopolitique des ressources naturelles : prospective 2020, RAMSES, 2000, pp. 91-102, p. 95.

[10]Sur le contenu de cet accord et ces enjeux voir Thierry Coville « L’accord sur le nucléaire iranien : changement tactique ou évolution stratégique du pouvoir iranien ? »In Affaires- stratégiques .info. IRIS.

[11]Robert Fisk, La grande guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005) ; voir aussi les écrits de Alain Gresh et Georges Corme sur le Moyen –Orient. Sur la politique américaine dans la région voir JohnJ. Mearsheimer et Stephen M. Walt, Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, La découverte ,2009.500p.

[12]  Ce dernier, appelé également « Traité d’Organisation du Moyen-Orient », est un traité de défense commune cherchant à unir la zone du Moyen-Orient de la Turquie au Pakistan, dans le but de contenir l’influence de l’Union soviétique.

[13]L’accord secret.

[14]Le jour du 9 avril 2003, marqué par la chute de Bagdad, on a pu observer que les Américains n’ont rien fait pour sécuriser le musé de Bagdad et l’ont laissé se faire piller pour ne pas dire qu’ils organisé son pillage ; en revanche, ils   se sont évertués à protéger le ministère du pétrole irakien !!??

[15]Pour affaiblir l’URSS, les Etats-Unis se sont évertués à utiliser une panoplie de moyens. Il fallait battre les Soviétiques en Afghanistan; l’argent des pays du Golfe, les "Moudjahidines" venant de tous les pays arabo-musulmans, l’armement américain les ont obligé à quitter ce pays entre mai 1988 et février 1989; c’était leur Vietnam. Les contenir en Afrique (les colonies ex-portugaises), organiser une baisse du pétrole (le pétrole a été ramené après le 2e choc pétrolier de 1979 à 10 $ le baril au milieu des années 80 et ce  pour les affaiblir sur le plan financier) et enfin les soumettre à une course effrénée, coûteuse et ruineuse à l’armement (la guerre des étoiles). Tels sont les quelques moyens utilisé par les Américains enfin de parcours pour aboutir à l’effondrement de l’URSS. L’acteur principal de ce processus était le président américain Ronald Reagan durant ces deux mandats et celui de Bush père (de 1980 à 1992).

16 Elle a été accordée à Jean–Jacques Bourdin. BFMTV.

17 Amin Hoteit , La résolution internationale de lutte contre l’EIIL: vérité ou duperie? Al-Thawra, Al Wehda (Journaux syriens), 18/08/2014

18 Intervention télévisée du Président Barack Obama le 10 septembre 2014

19 Le "Moyen-Orient élargi" comprend les régions géographiques suivantes: le Magheb, le Machreq (le Levant), le Golfe et le sous-continent indien. Voir la carte intitulée "Blood Borders: How a better Middle East would look", publiée dans l’US military Armed forced Journal (AFJ), juin 2006: www.armedforcesjournal.com/2006/06/1833899

[20]Dans un article publié le 13 septembre 2001 dans la revue de l’Armée de Terre, Parameters: "Stability, America’s Ennemy", Winter 2001-2001, pages 5 à 20, le concepteur de cette stratégie, le Colonel Ralph Peters affirmait que "Washington ne doit pas voir peur du chaos généralisé dans le monde arabe car, en définitive, une fois divisé en micro-états, les arabes n’auront plus d’autres moyens de se défendre de la voracité israélienne que de se tourner vers les Etats Unis". Déclarations retranscrites par Thierry Meyssan dans "Le Retour du Plan US de remodelage du Moyen-Orient élargi", Réseau Voltaire International, Beyrouth, le 20 septembre 2014

[21]Ali Laidi, Un enfant arabe lit seulement 6 minutes par an!, Direct.Info., 24 mars 2013

22  Il s’agit en fait Bahgat Elnadi et Adel Rifaat. Ce documentaire a été réalisé par Philipe Calderon en 2001; il mérite d’être programmé dans toutes les écoles et institutions de formation et surtout religieuses.

[23] Jacques R. Pauwels, Pourquoi Dresde fut-elle détruite les 13-14 Février 1945? Ce texte est tiré de son livre "Le mythe de la bonne guerre. Les Etats Unis et la deuxième guerre mondiale". Édition Aden: 2e édition revue et augmentée, 2012, 333 pages.

[24]Site Rebellyon.info, 8 mai 2014.

[25]Raharimanana, Un massacre colonial que la France veut occulter, Source Humanité.fr, 1 avril 2011

[26]Le Monde du 4 octobre 2011

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