Socio-anthropologue
Le séisme de l’Atlas, Ouneine une année après !
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Le 8 septembre 2024 à 15h35
Modifié 10 septembre 2024 à 13h54Ouneine, sur le versant sud du Haut Atlas. En septembre 2023, Mohamed Mahdi et une équipe de Médias24 s'y étaient rendus. Il y a quelques jours, ils étaient de retour sur les lieux. Voici les observations du sociologue Mohamed Mahdi.
Le séisme de l’Atlas a consolidé nos anciens liens avec les communautés d’Ouneine et leur a conféré une tournure particulière [1]. Des séjours ponctuels ont été organisés à l’Ouneine dès le lendemain du tremblement de terre, au moment de l’effroyable choc, pour présenter nos condoléances aux populations et leur exprimer notre soutien, puis, les jours d’après, pour distribuer les aides mobilisées et apporter notre contribution à cet grand élan de solidarité nationale. Mais en conformité avec l’approche de Targa-Aide, l’action va de pair avec la recherche.
Au mois de janvier 2024, un stage collectif des étudiantes/étudiants, a été co-organisé avec la faculté de lettres de Casablanca Ain Chock. Pendant une semaine, les étudiant.es ont partagé le quotidien des populations sous des tentes, et tenté de comprendre les dynamiques de changement que le séisme a provoquées sur les dimensions de leur vécu social, économique, psychologique[2]. Peu après, une étudiante a séjourné quelques semaines dans un douar pour réaliser son projet de fin d’études (PFE).
Tout ceci s’est passé quelques mois après le séisme, au moment où la population a commencé à normaliser l'anormal ; normalisation que j’ai appelée résilience avant de me raviser, pour lui substituer le terme de résignation. Depuis, la population est entrée dans le temps de la reconstruction des habitations démolies ou endommagées par le séisme.
Un an après, il fallait se demander ce qu’il est advenu de cette population de l’Ouneine. Quel ‘’bilan’’ peut-on dresser du processus de reconstruction ? Et surtout, quelle applicabilité des directives royales qui ont encadré le modèle de reconstruction ; directives fondées sur le principe de la participation citoyenne, l’écoute de la population, le respect de l’environnement, des traditions architecturales et des modes de vie.
Le 30 août 2024, j’ai accompagné une équipe de journalistes de Médias24 à l’Ouneine. L’occasion de revisiter quelques campements où sont logées les populations et m’entretenir avec des élus, des représentants des autorités locales, des activistes de la société civile, des tâcherons et avec différentes catégories de sinistrés. J’ai recueillis leurs dires ; des voix dissonantes mais très instructives.
Dans notre approche diachronique, le territoire de l’Ouneine ressemble à une scène de théâtre dont le décor change au rythme de nos visites espacées, qu'un metteur en scène semble manipuler pour nous dérouter.
Vu de l’extérieur, ce qui a changé, c'est la disparition de certaines tentes. Leurs occupants, de guerre lasse, se sont réinstallés dans des maisons fissurées, bravant la peur ou l’apprivoisant, l'apparition de maisons en chantier dans un essaimage dont la logique est insaisissable sauf des enquêtes plus fouillées. Ces maisons en briques grises à divers stades d'avancement signalent le démarrage du temps de la reconstruction.
Quand j’ai posé la question à Mohamed Bouquadir, président de l’association du douar et membre du conseil communal, sur ce qui a changé à l’Ouneine, sa réponse est sans équivoque : "Ne cherche surtout pas le changement, car rien n’a changé depuis votre visite de janvier". Ce ressenti est partagé par la population.
Ouneine, un chantier à ciel ouvert
En effet, le processus de reconstruction est bel et bien lancé à l’Ouneine. Son territoire ressemble désormais à un "chantier". Observé de plus près, ce chantier est à la traîne.
D’après nos observations, triangulées par les dires de nos interlocuteurs, aucune maison n’est complètement achevée et habitée.
La deuxième fait incontestable qui saute aux yeux, c’est que le modèle de reconstruction adopté est bien le béton armé. Le "tout béton" est sorti gagnant de ce débat initial qui mettait en avant "le respect des spécificités locales comme a priori à tout modèle de reconstruction et de réhabilitation", annoncé par des directives royales[3].
Au moment de notre visite, force est de constater que le projet de construction selon ce modèle n’a, paradoxalement, prouvé aucune efficacité sur le terrain, laissant toute une population de sinistrés désemparée et sans pouvoir réagir. Ce modèle de construction a privé la population de toute marge d'initiative, en enfermant sa mise en œuvre dans un faisceau de procédures inextricables rendant leur maîtrise laborieuse.
Dans une perspective plus globale, Tozy affirme que “Le tremblement de terre est révélateur des dysfonctionnements dans les façons de gouverner dans le Maroc contemporain“ (Tozy, 2024 : 24).
Le processus de construction a mis à jour deux temporalités opposées dans le déploiement de l’action de l’administration et celle des communautés.
L’administration, soucieuse du respect des procédures, a inscrit la reconstruction dans le temps long, dommageable à plusieurs égards pour les communautés qui espèrent retrouver une normalité, du moins celle de l’habitat, dans des temps les plus courts.
De cette opposition surgissent des tensions qui ont jalonné cette année d’après le séisme et que ce reportage essaie de relater en donnant la parole aux concernés.
La digitalisation des procédures
Lors de leur stage, les étudiant.es ont relevé les difficultés que posait la digitalisation des procédés pour accéder aux aides sociales directes, et qui requière l’inscription dans le registre national de la population, dans le registre social unifié, et surtout de justifier d’un score inférieur ou égal à 9,743001. C’est le fameux seuil, alâataba, qui ne doit pas être dépassé sous peine de perdre le bénéfice des aides !
Les bénéficiaires des aides pour la reconstruction des maisons pâtissent de ce même genre de contraintes. La procédure pour bénéficier des aides pour construire sa maison ressemble à un parcours du combattant, très long, compliqué et martyrisant durant ses nombreuses phases qui courent depuis le moment de l’évaluation des dégâts par les commissions jusqu’à la mise en œuvre du chantier.
Dans ce processus interviennent architectes, topographes, bureau d’études, administration et je ne sais qui d’autres. Mais au préalable, le supposé au bénéfice des aides doit obtenir un code, qui est le sésame pour accéder à l’autorisation de construire, au plan type, à la libération des tranches d’aides, à la supervision et validation des travaux par les architectes, bureaux d’études, etc.
L’obtention du code laisse la porte ouverte à certains esprits mal intentionnés qui profitent de la non maîtrise par les bénéficiaires des technologies d’accès aux espaces virtuels.
Tout cela donne le tournis et décourage les bénéficiaires qui en venaient à se demander s’il n’aurait pas été plus simple de verser toute la somme de l’aide en une seule fois, et leur faire grâce de toutes ces démarches en les laissant se débrouiller pour construire leur maisons. Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Confier le sort de sa maison à un tâcheron
Devant des procédures rebutantes, les sinistrés ont confié la construction de leurs maisons à des tâcherons. Ainsi, le bénéficiaire de l’aide à la reconstruction, contracte avec un tâcheron, entrepreneur ou Ma’alam, maître maçon, qui s’engage, moyennant un montant convenu d’avance, de livrer une maison dite “noire“, Kahla selon l’expression usitée, qui signifie que seul le gros œuvre est à la charge du tâcheron, le futur propriétaire de la maison se chargera des finitions. Le tâcheron est payé au fur et à mesure des tranches d’aides reçues par le bénéficiaire.
Le cas de reconstruction au Douar Tinsamlal rappelle la solidarité sociale des montagnards et en dit long sur leur pragmatisme. 15 familles ont contracté avec un tâcheron la reconstruction de leur maison. C’est pour que le tâcheron s’occupe entièrement de la construction et sert d’interface avec les architectes. Mais les voilà en conflit avec le tâcheron, soupçonné de tricherie sur la quantité et la qualité des matériaux utilisés. “Moins tu mets d’eau, moins il te faut de farine“, pour inverser la sagesse populaire. La rouerie du tâcheron l’a emporté sur le souci d’économie du montagnard.
Un mot des architectes qui assurent le suivi des chantiers de construction, leur prestation étant bien entendu rémunérée. Certains architectes qui se sont battus et montré leur enthousiasme à participer à cette œuvre nationale de reconstruction, multipliant les visites de terrain et les points de vue sur les bienfaits de l’usage des matériaux locaux. Une fois les marchés obtenus et accrochés à leur tableau de chasse, les voilà qui travaillent à distance, via des photos de chantier envoyées sur WhatsApp. Amer constat ! Là où d'aucuns voyaient dans ce projet de reconstruction une occasion de rendre justice à la montagne, d'autres s’en saisissent comme opportunité juteuse.
Le cas de Hoceine Azadok, rencontré au Douar Tamtarga est assez particulier. Il s’est chargé personnellement de la construction de sa maison. Comme tout le monde, il a bien entendu engagé un Ma’alam du douar, et, me confie-il : "j’ai dû subir toutes les étapes de la construction imposées par l’administration : demande des tranches, laboratoire de contrôle des fondations, topographe, bureau d’étude, architecte (...) Ces services et interventions sont gratuits, c’est l’État qui les paie. J’ai reçu les trois tranches, mais ce n’était pas suffisant. J’ai donné les 80.000 DH au tâcheron qui m’a livré une maison noire, une maison non finie. Je vais assurer la finition de ma poche".
Mais tous nos interlocuteurs affirment que l' aide, surtout les 80.000 DH, ne suffit pas à conduire le chantier jusqu'au bout. C’est une litanie collective. On évoque le renchérissement des matériaux de construction, les coûts de transport à cause de l’enclavement et de l’éloignement, la rareté et la cherté de la main d'œuvre. Un exemple est souvent avancé. Un chargement/camion de sable coûte 1.600 DH sur place auxquels il faut ajouter 600 DH de transport pour l’acheminer jusqu’au douar. Les habitants de certains douars enclavés finissent le transport des matériaux à dos de mulet, ce qui engendre des coûts supplémentaires.
C’est pour éviter ces tracasseries de tout genre et en désespoir de cause, que les sinistrés confient le sort de construction de leur maison à des tâcherons. Malheureusement, ceux-ci ne mettent pas, tous, le cœur à l’ouvrage. Certains collectent les tranches des subventions auprès de plusieurs bénéficiaires des aides, débutent les travaux et les laissent en suspens. Ils disparaissent, certains répondent au téléphone, d’autres ne daignent même pas le faire.
La population vit ce temps de la reconstruction dans des tentes et dans l’attente de ces maisons qui seront un jour construites. À Ait Ihya, douar aux 28 martyrs, nous étions reçus sous une belle tente que la famille de Mohamed Ait Ali venait de recevoir du croissant rouge. L’occasion de constater combien il ne fait pas du tout bon vivre sous une tente par temps de chaleur.
Le père de Mohamed Ait Ali est venu très vite nous sortir de ce four et nous a invités à venir nous asseoir à l'ombre d'un vieux caroubier pour prendre un thé. Il a tout de suite commencé à regretter ces temps où il recevait une soixantaine de personnes dans son grand logement. "Le séisme a englouti un espace de 600 m2", me confie-il. Il raconte comment il a échappé à la mort et s’en est sorti avec des blessures à la tête et une épaule très endommagée. Lui et ses fils ont bénéficié de la reconstruction de deux maisons qu’il nous montre. Mais le chantier est à l’arrêt. "Nous avons avancé les 20.000 DH pour chaque maison, les fondations sont creusées et le tâcheron est parti".
La logique de la reconstruction selon une approche top/down, et selon une formule exclusive ne laisse aucun choix à la population, contrainte de prendre, avec regret, ce qu’on lui donne. Les bénéficiaires sont devenus la proie des tâcherons qui abandonnent les chantiers après avoir obtenu le maximum de marchés et touché les avances qui vont avec. Les gens craignent l'approche de l'automne et ses orages probables. Car, au temps de la reconstruction, la vie suit son cours même dans des conditions déplorables.
En rentrant de chez les Ait Ihya, Ifguiss qui nous accompagnait fut arrêté par des femmes désemparées. Leur plaintes : “On vient de leur demander de démonter les tentes ! Mais pour aller où ?“. Tout le monde se pose la même question.
A l’Ouneine, le processus de reconstruction traîne les pieds, il est même très en peine. La population va de séisme en séisme comme le dit cette femme que Soumia Oubah reproduit dans son Mémoire de Master : “On a subi le séisme de Dieu (Zalzal dyal Lah) et maintenant on est en train de subir le séisme du gouvernement (Zalzal l Hokoma)", allusion aux procédures bureaucratiques de la reconstruction. En ce moment, la population fait face à un autre séisme, celui des tâcherons et des architectes.
Et que dire de ceux qui ont consommé les 20.000 DH de la première tranche et qui se trouvent dans l’incapacité de justifier les premiers travaux pour obtenir la seconde tranche ; ceux-là s’excluent eux-mêmes de la course.
La commission d’évaluation des dégâts fabrique la frustration
L’octroi des aides, d’après des listes établies par deux commissions successives d’évaluation des dégâts, a créé deux catégories de familles, les frustrées et les insatisfaites. Ceux qui n’ont rien reçu et ceux qui estiment insuffisant ce qu’ils ont reçu.
Je suis, moi-même, sidéré par le cas de Hassan Oumoussi du douar Tafraouten de la Commune territoriale du même nom, que nous avions rencontré avec l’équipe de Médias24 le 10 septembre 2023 et qui nous avait trop ému. J’ai demandé de ses nouvelles lors d’un court passage à Tafraouten. Hassan Oumoussi déplore la perte de 5 personnes de sa famille qui ont péri sous les décombres de sa maison complètement détruite. Ces données sont enregistrées sur la feuille du recensement des habitants touchés par le séisme Al Haouz que je reproduis (formulaire ci-dessous). Et pourtant, la deuxième commission ne lui a accordé aucune aide.
Effectivement, il y à prendre et à laisser dans le travail des deux commissions : contradiction d’appréciation d’une commission à l’autre, erreur d’évaluation, perte de données ?
Le douar Ait Ihya, douar au 28 martyrs, déjà visité par l’équipe de Médias24 le surlendemain du séisme, en 2023, est complètement détruit, et pourtant certaines familles n’ont obtenu aucune aide. Devant l’immensité du désastre subi par le douar, il est impensable d’accorder crédibilité à l’évaluation d’une commission qui excluerait des familles de ce douar et les priverait des aides.
Certains logements détruits ou endommagés sont classés ‘’logements secondaires’’ et sont exclus des aides. Mohamed Bouquader regrette amèrement les contradictions d’évaluation des deux commissions successives qui l' ont classé différemment.
Nos interlocuteurs ont exprimé de nombreuses plaintes à l’encontre d’une administration qui les écoute sans les entendre, et même qui les mène en barque de promesse en promesse non tenue. Ce même Bouquadir Mohamed me confie : "Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis adressé à l' administration, le nombre de dossiers que j' ai déposés. Sans résultat“.
Mohamed Ifguiss, activiste associatif et élu local revient dans une déclaration enregistrée par l'équipe de Médias24 sur la question des exclus des aides. Pour lui, la responsabilité de la frustration d’une grande partie des sinistrés incombe aux commissions chargées d’évaluer les dégâts et d’identifier les bénéficiaires. Il rappelle des situations incompréhensibles et des contradictions dans la détermination des listes. Des injustices criantes sont apparues entre des familles ayant subi des dégâts matériels et humains mais qui n’ont pas bénéficié des aides alors que d’autres familles épargnées par le séisme se sont vues octroyer des aides. Il donne l’exemple de Tamtarga où seulement 30% des familles ont reçu des aides, le reste est rangé dans la catégorie des exclus à cause des erreurs de la commission, ajoute-il.
Mohamed Ifguiss annonce la création d’une commission opposée à la commission mandatée par l’État. “Nous avons appelé un bureau d’études ; on lui a commandé une contre-expertise, qu’on a payée, il a recensé les maisons endommagées et dressé un PV, nous sommes prêts à affronter les hauts responsables, gouverneur, wali ou ministre, on va médiatiser notre action, pour rendre justice aux exclus qui vivent encore sous des tentes par les temps de chaleur et de froid“.
Face à ces exclusions supposées ou réelles, et à ce processus de reconstruction, certainement très mal au point, il est à craindre que ce chaos qu’ils engendrent n'alimente des querelles partisanes futures et ne soit utilisé pour mobiliser quelques contestations qui terniront davantage la gouvernance de la crise. Le dossier de la reconstruction ne fait que démarrer et il ne sera pas clos de sitôt !
Références
Mohamed Tozy, « Le séisme du Haut Atlas vu d’Ouneine », Sociétés politiques comparées, 62, janvier-avril 2024.
Soumia Oubah, « Les différentes facettes des modes d’habiter après le séisme : Cas de la commune de l’Ouneine après le séisme du Haouz. » Mémoire de Master en sociologie, Année 2023-2024.
[1] Les liens entre Targa-Aide et Ouneine remontent au début des années 80
[2] Un rapport de ce stage restitue les principaux résultats des enquêtes.
[3] https://medias24.com/chronique/reconstruction-il-faut-tenir-compte-des-specificites-des-douars-de-latlas-et-relancer-lactivite-agricole/