La réforme de la santé vue par le Pr Jaâfar Heikel

ENTRETIEN. Professeur de médecine et docteur en économie, Jaâfar Heikel partage sa lecture du grand chantier de refonte du système de santé. Un chantier sociétal, selon lui, que le Maroc ne doit surtout pas rater. Comment ? Parole à l’expert.

La réforme de la santé vue par le Pr Jaâfar Heikel

Le 7 octobre 2022 à 12h30

Modifié 7 octobre 2022 à 17h20

ENTRETIEN. Professeur de médecine et docteur en économie, Jaâfar Heikel partage sa lecture du grand chantier de refonte du système de santé. Un chantier sociétal, selon lui, que le Maroc ne doit surtout pas rater. Comment ? Parole à l’expert.

Médias24 : Avec le projet de loi-cadre sur la santé, le gouvernement s’apprête à lancer une grande réforme dans le secteur. Cette fois-ci sera-t-elle la bonne ?

Jaâfar Heikel : Je veux d’abord préciser un point : ce n’est pas de la réforme du système de santé dont on parle aujourd’hui, mais de la refonte. C’est le terme qui a été utilisé par Sa Majesté dans plusieurs de ses discours.

Au cours de ces vingt dernières années, plusieurs de nos gouvernements ont eu des projets de réforme, mais les résultats n’ont pas suivi. À l’échelle mondiale, le Maroc est classé à la 119e place en termes d’équité en matière de santé, et à la 124e en termes de développement humain.

Cela veut dire que la façon dont on a pensé notre politique de santé, la façon dont on l’a mise en œuvre, n’a pas été la bonne. La généralisation du Ramed, par exemple, a été une excellente idée, mais la manière et le comment n’ont pas suivi.

Le gouvernement actuel veut bien faire, a les bonnes idées, veut généraliser la couverture sanitaire, mais c’est le comment et la mise en œuvre qui vont faire toute la différence. On veut avoir plus de médecins, c’est une bonne idée, mais comment faire plus et mieux, et donner plus de moyens aux personnes qui sont déjà sur place ; c’est cela qui va compter…

L’enjeu, ce ne sont pas les idées, mais leur mise en application.

- Sur ce volet, le “comment” est clair, en tout cas selon les intentions du gouvernement. Il s’agit de multiplier les parcours de formation en ouvrant de nouvelles facultés de médecine un peu partout dans le pays…

- On veut en effet augmenter l’accessibilité aux facultés de médecine. C’était déjà un projet de Jettou, qui voulait former 3.000 médecins par an. À l’époque, le Maroc formait 1.800 médecins. Jettou voulait en former 1.000 de plus chaque année. Si on avait appliqué ce projet, on aurait aujourd’hui 15.000 médecins de plus. Vous vous rendez compte du gâchis… C’est pour cela que je vous dis que l’enjeu, ce ne sont pas les idées, mais leur mise en application.

Nous avons des problèmes de management, d’organisation de notre système de santé, de gouvernance, d’équité, d’inégalité et de performance.

Je peux vous donner plein d’exemples d’idées brillantes qui n’ont pas marché. Et si ça n’a pas marché, c’est parce que nous n’avons pas mis les moyens pour atteindre les objectifs. Quand je dis moyens, je ne parle pas uniquement de l’argent. J’insiste sur ça : le problème de notre système de santé n’est pas uniquement un problème de financement, qui est certes une donnée importante, mais c’est une seule variable de l’équation. On a des problèmes de management, d’organisation de notre système de santé, de gouvernance, d’équité, d’inégalité et de performance. C’est cela la réalité. Aujourd’hui, on doit réussir ce projet. On n’a pas le choix. Socialement, on n’a pas le droit à l’erreur cette fois.

- Quand vous lisez le projet de loi-cadre, êtes-vous rassuré par rapport à l’avenir ?

- La loi-cadre, comme son nom l’indique, est un texte de loi qui liste les grands principes. Tout le monde applaudit les grands principes. Quand vous me dites que vous voulez améliorer l’accès des services de santé aux citoyens, je vais applaudir. Mais l’enjeu n’est pas là. Encore une fois, c’est le comment et la mise en œuvre.

- Comment s’assurer justement de la bonne mise en œuvre de ces grands principes ?

- Ce sont d’abord les hommes et les femmes que vous allez choisir pour mettre en œuvre ce projet qui sont la garantie de sa réussite. Mais il y a autre chose également. Je vous donne un exemple. Dans le projet de loi-cadre, on a décidé de créer la haute autorité de santé. C’est magnifique. C’est une demande que nous avons depuis des années. Mais le problème n’est pas de créer cette autorité ; ce sont les prérogatives que vous allez lui donner.

Si c’est une autorité qui a uniquement un rôle consultatif, ce n’est pas la peine, parce qu’on a aujourd’hui pas mal d’organes qui ont un rôle consultatif et qui font bien leur travail : le Conseil national de l’ordre des médecins, le Conseil économique, social et environnemental (CESE), la Commission spéciale sur le modèle de développement, qui a émis de belles recommandations dans le domaine de la santé. L’enjeu n’est pas donc de créer un autre organe consultatif, mais de lui donner une puissance publique.

Vous savez combien il y a eu de recommandations du CESE en matière de santé ? Plusieurs. Mais ont-elles été suivies ou appliquées par le gouvernement ? Pas vraiment. Et le gouvernement est dans la légalité, il n’a pas d’obligation à appliquer ces recommandations.

“Pour moi, ce n’est pas un projet de santé. C’est un projet social et sociétal.”

Comme je vous l’ai dit, on ne peut pas rater ce projet. Pour moi, ce n’est pas un projet de santé. C’est un projet social et sociétal. On ne peut pas se permettre d’échouer. Et pour le réussir, il faut que le gouvernement y mette les moyens, qu’il accepte d’impliquer le maximum de personnes, les professionnels, les citoyens, les syndicats, les partis politiques… Il faut une concertation nationale, des États généraux de la santé.

La loi-cadre c’est bien, mais à l’intérieur de cette loi, il va y avoir énormément de décrets, d’arrêtés, de textes… Ces textes, il faut les réussir et surtout bien les appliquer. C’est cela l’enjeu. Car tout le monde est d’accord sur les principes. Quand on a mis en place le Ramed, tout le monde était d’accord sur le principe de permettre l’accès des services de santé aux citoyens vulnérables. C’est une noble cause. Mais on en a vu les résultats…

- On est face à une urgence : on va élargir en une année la couverture médicale à 22 millions de personnes. Ces gens ont besoin d’une offre de soins de qualité aujourd’hui, et pas demain, sinon on aura créé une grosse déception sociale. Comment faire face à l’urgence en attendant que les grands principes contenus dans la loi-cadre deviennent une réalité ?

- Là, vous mettez le doigt sur le grand défi du système de santé. On a aujourd’hui 22 millions de nouvelles personnes qui doivent avoir accès aux services de santé publics et privés. Je souligne bien le mot privé, car on oublie de le dire. Ces gens, qui sont couverts par l’assurance maladie obligatoire (AMO), ont aujourd’hui accès aussi bien au public qu’au privé. C’est cela la différence avec le Ramed. Le Ramediste n’avait accès qu’au public. Aujourd’hui, tout le monde bascule à l’AMO, et la loi vous donne accès aux services de santé, de Tanger à Lagouira, dans le public et le privé. Néanmoins, si vous n’avez pas travaillé sur tous les autres textes, ce sera un problème.

Exemple d’un ex-Ramediste qui a basculé à l’AMO. Il va se rendre dans une clinique privée, présenter sa carte pour se faire soigner. On va lui dire que les tarifs nationaux de référence n’ont pas été modifiés depuis 2006 et qu’il devra payer... Il ira à l’hôpital public. Un hôpital qu’il connaît déjà. Avec sa carte AMO, il va exiger des soins de qualité, que les médecins et les infirmiers soient là, performants, qu’ils aient les moyens… Ce qui n’est pas le cas.

Vous ne pouvez pas passer du jour au lendemain à un hôpital où le citoyen n’était pas satisfait des prestations, à un hôpital où tout va bien parce qu’on a simplement changé de carte.

Pour que le citoyen soit satisfait, il faut qu’il trouve des médecins, des infirmiers et des administratifs heureux et motivés parce qu’on leur aura donné des moyens de travail, un environnement de travail propre, des lits supplémentaires, des médicaments, de l’imagerie médicale, de la biologie... Parce qu’on les aura valorisés. Aujourd’hui, nous créons un besoin auquel nous n’avons pas encore la capacité de répondre.

- L’offre ne suit pas la demande, c’est bien cela ?

- Ce n’est pas uniquement l’offre quantitative, mais aussi qualitative. Si vous ne revoyez pas le tarif national de référence, qui est obsolète ; si vous ne revalorisez pas le capital humain du public, en particulier les médecins, les infirmiers et les administrateurs ; si vous ne revoyez pas la règle d’allocation régionale entre les infirmiers et les médecins ; si vous ne revoyez pas la performance des hôpitaux publics ; si vous ne revoyez pas le partenariat public-privé, vous allez trop vite en besogne et vous allez vous retrouver avec des millions de personnes à qui vous dites qu’elles ont accès aux services de santé, publics et privés, où elles veulent, mais qui vont sortir à la fin avec une grosse déception… Ce qui est tout à fait normal quand on crée trop d’attentes chez les citoyens.

On aurait pu déclarer l’objectif et se donner deux ou trois ans pour se préparer, en concertation avec les professionnels, pour remettre à niveau le système public, demander au privé de fournir un effort, coordonner l’action du public et du privé dans les régions où il n’y a pas suffisamment d’offres publiques. Quand on aura préparé tout cela, on pourra réussir plus facilement.

Il y a des choses simples qu’on peut régler rapidement. Quand vous dites par exemple qu’on a un manque de médecins alors qu’il n’y pas de mobilité de médecins entre les régions, c’est contradictoire. Je vous donne un exemple. Je suis spécialiste en maladies infectieuses, j’exerce à Casablanca. Si on a besoin de moi à Rabat ou à Laâyoune, je ne peux pas y aller. Je ne peux pas exercer à Rabat ni à Laâyoune. Je suis médecin marocain, professeur de médecine, inscrit au tableau de l’Ordre des médecins. Je suis prêt à aller aider une ou deux fois par semaine dans une autre ville, mais je ne le peux pas. C’est une aberration. Alors qu’on nous dit qu’il y a un manque de médecins…

Ce problème, on peut le régler tout de suite en attendant bien sûr de former de nouveaux médecins.

J’espère qu’il va y avoir une concertation nationale, des États généraux de la santé, pour que nous puissions soutenir l’action du gouvernement et nous assurer de la bonne application de ce projet.

- Si l'on a bien compris, on n’est pas suffisamment préparé à la généralisation de l’AMO en l’état actuel des choses ?

- Écoutez, je ne sais pas. Peut-être que le gouvernement est en train de travailler d’arrache-pied pour préparer le terrain, je n’en sais rien. Cependant, j’espère qu’il va y avoir une concertation nationale, des États généraux de la santé, pour que nous puissions soutenir l’action du gouvernement et nous assurer de la bonne application de ce projet. Tout le monde soutient ce projet de loi-cadre et l’action du gouvernement, mais à condition que ce qui va être programmé puisse être mis en œuvre et réussi.

Et il faut commencer par des choses simples qui peuvent être améliorées rapidement. On veut par exemple augmenter le nombre d’étudiants en médecine, mais on nous dit qu’il n’y pas assez de professeurs. Ce qui est faux. Il y a entre 800 et 900 professeurs de médecine dans le privé, pourquoi on ne les appelle pas pour enseigner ? Ils étaient profs quand ils étaient dans le public, mais dès qu’ils sont passés dans le privé, ils ne sont plus profs ! C’est une autre aberration qu’on peut résoudre facilement.

Idem pour les stages des médecins et infirmiers. On nous dit qu’il n’y a pas assez d’hôpitaux publics pour prendre des stagiaires. Pourquoi on n’utilise pas les cliniques privées ? C’est simple : il suffit d’accréditer les cliniques qui veulent prendre des stagiaires et les autoriser à prendre des médecins et des infirmiers. C’est du bon sens...

Comment cela se fait-il que l’on ait réussi à faire des choses brillantes dans d’autres secteurs, mais que l’on ne soit pas arrivé à changer les choses dans ces secteurs sociaux ?

- Vous appelez donc à un changement de mentalité dans la gestion du système de santé…

- Il faut un changement de paradigme et de façon de penser. Je crois qu’il y a au Maroc toutes les compétences nécessaires pour pouvoir aider à la mise en œuvre de ce chantier royal, qui est un chantier social et sociétal de premier ordre. C’est un projet pour les vingt-cinq prochaines années. C’est pour ça que l’on se doit de le réussir.

Je suis fier quand je vois au Maroc des projets comme le TGV, les autoroutes, les ponts, les ports, des femmes et des hommes marocains qui brillent dans les meilleures universités du monde. Mais quand on arrive dans les domaines sociaux, la santé, l’éducation ou l’emploi des jeunes, il y a un problème. C’est cela qui nous maintient dans le bas du classement mondial en matière de développement humain.

Je ne blâme personne, mais il faut que l’on se pose des questions. Comment cela se fait-il que l’on ait réussi à faire des choses brillantes dans d’autres secteurs, mais que l’on ne soit pas arrivé à changer les choses dans ces secteurs sociaux ? Je ne suis pas contre le gouvernement. J’essaie simplement d’être objectif. Je veux que ce projet réussisse, mais si le gouvernement ne fait pas une consultation élargie ; s’il ne change pas sa manière de penser et son paradigme ; s’il ne change pas la manière de gérer et de gouverner la santé, j’ai bien peur que l’atteinte de ces objectifs n’arrive pas aussi vite qu’on le souhaite.

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