Mehdi Alioua : “C’est contre le mur de l’Europe que ces migrants se sont écrasés” (entretien)

Sociologue, spécialiste des migrations, chercheur et professeur à l’Université internationale de Rabat, Mehdi Alioua nous livre à chaud son analyse des tragiques événements survenus vendredi 24 juin dans la zone Nador-Melilia.

Mehdi Alioua : “C’est contre le mur de l’Europe que ces migrants se sont écrasés” (entretien)

Le 27 juin 2022 à 13h43

Modifié 27 juin 2022 à 15h32

Sociologue, spécialiste des migrations, chercheur et professeur à l’Université internationale de Rabat, Mehdi Alioua nous livre à chaud son analyse des tragiques événements survenus vendredi 24 juin dans la zone Nador-Melilia.

Médias24. Quelle lecture faites-vous des événements survenus vendredi 24 juin dans la zone Nador-Melilia ?

Mehdi Alioua. Nous n’avons pas encore suffisamment d’éléments. Ce qui est certain, c’est qu’avant ces tragiques événements, nous avions constaté la présence de plusieurs groupes de personnes qui s’amassaient à différents endroits dans les environs de Nador et Melilia. Il y a eu des escarmouches avec les forces de l’ordre qui ont duré toute la nuit.

Puis, plusieurs centaines de personnes - jusqu’à 2.000 selon les estimations - ont essayé de traverser via un endroit dédié aux personnes, équipé de portiques et de tourniquets, où le passage se fait, par définition, au goutte-à-goutte et à sens unique. En l’occurrence, ce sens unique était celui de la sortie de Melilia vers Nador.

Ces personnes sont donc arrivées au niveau d’un passage qu’elles ont pris à contre-sens. Cet espace s’est avéré être une nasse, où des gens étaient massés sans pouvoir avancer, avec une très forte pression des nouveaux arrivants derrière eux. Ils se sont retrouvés écrasés à cet endroit-là. Tous ces morts sont, très certainement, dus à cette situation qui a provoqué de nombreux étouffements.

Y a-t-il eu autre chose ? Utilisation d’armes létales ? En principe, non. Il n’y a pas d’armes létales utilisées par les autorités marocaines. Ce sont plutôt des matraques, du gaz lacrymogène. Ceci n’exclut pas les accidents, certes, mais pas aussi nombreux. Pour l’instant, ce que l’on voit, c’est cela. Des corps étouffés. L’horreur absolue.

- Que répondez-vous à ceux qui veulent déterminer les responsabilités, et donc, trouver des coupables ?

- Mon analyse, c’est que ces frontières sont celles de la honte, parce qu’elles sont totalement absurdes et hypocrites. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de dire qu’un petit bout d’Europe est encastré au Maroc, alors qu’il s’agit d’un reste colonial.

Il ne s’agit absolument pas de l’Europe, peut-être de l’Espagne d’un point de vue de souveraineté colonialiste, mais certainement pas de l’Europe parce que l’on est sur le continent africain. Et quand bien même ce serait l’Espagne, et que l’on passerait de l’autre côté, on serait toujours entouré par le Maroc et des eaux territoriales marocaines, donc sur le continent africain.

Ces frontières sont incohérentes. Elles sont là pour mettre en scène la "frontiérisation" européenne. Elles ont pour vocation de matérialiser l’action publique européenne contre la migration.

Les personnes décédées, mais aussi les Marocains, deviennent donc les victimes expiatoires de cette fuite en avant européenne, de cette volonté d’endiguement de la migration qui passe toujours par plus de tranchées, de barbelés, de murs, de portiques... Une politique qui pousse toujours plus loin le contrôle des migrants, toujours plus loin la frontière européenne en territoire non européen.

Cette fuite en avant de l’Europe, qualifiée d’externalisation du contrôle migratoire et de la gestion des frontières, est critiquée par beaucoup de chercheurs et d’ONG parce qu’elle est inefficace. Elle ne stoppe absolument pas la migration, ni la migration clandestine. Elle rend l’accès au droit d’asile - qui est un droit fondamental - plus compliqué, voire impossible. C’est une violation même du droit européen.

Elle créé énormément de drames et de morts. La plupart de ceux qui meurent sur les routes migratoires meurent aux frontières de l’Europe.

- Mais peut-on identifier un responsable ?

- Evidemment. Il s’agit en premier lieu de l’Europe, parce que c’est elle qui "frontiérise" la frontière et affirme qu’il n’y a qu’une seule frontière quasi-civilisationnelle tout autour de l’Europe. Il y a une volonté de maîtrise de la circulation avec une inflation sécuritaire, combinée à un business de la sécurisation des frontières qui devient un immense marché comme celui de l’armement. L’Europe opère une fuite en avant vers plus de violence. Face à cela, il ne faut pas s’étonner d’avoir des morts.

Cela dit, il y a aussi une responsabilité de notre pays. Le Maroc a la responsabilité de participer à la cogestion d’une frontière qu’il partage avec son voisin. C’est dans l’ordre des choses, sinon cela signifierait alors que le Maroc n’est pas un pays responsable.

Le Royaume subit également une pression européenne, celle de surveiller les frontières avec la vision sécuritaire d’une frontière soi-disant civilisationnelle.

Il y a aussi les pressions européennes sur les questions de réadmission, de construction de camps que le Maroc refuse, ou qu’il négocie lorsqu’il s’agit de nos ressortissants.

La responsabilité marocaine est certaine, surtout parce que nous n’avons pas su empêcher autant de personnes d’arriver vers le lieu du drame. A partir du moment où elles se sont lancées là-dedans, le drame était inévitable.

- Pensez-vous que nous aurions pu empêcher ces personnes de s’amasser ?

- De ce que j’ai pu voir, la partie marocaine qui a été franchie est celle qui a été la moins violente en termes de dispositifs de sécurité. Elle était violente, certes, mais c’est la violence légitime de l’État. Néanmoins moins violente que ce qui s’est passé par la suite.

Là où ça a été le plus violent, c’est du côté espagnol, qui en cas de mouvement de foule ne peut que créer la mort. C’est contre le mur de l’Europe que ces migrants se sont écrasés. La responsabilité des Européens est directe. La responsabilité du Maroc, de ce point de vue, est indirecte.

Ceci dit, il faut une enquête pour déterminer si des exactions ont été commises par les autorités marocaines. Pour l’instant, nous n’avons pas de preuve de cela, ni même des indications. Mais peut-être que des personnes ont-elles fait un usage disproportionné de la force. On ne peut pas écarter la responsabilité marocaine, car cela s’est passé en partie sur le territoire marocain. Au final, ce sont contre les murs conçus par l’Europe dans ces présides coloniaux occupés que les gens sont morts.

Je tiens à signaler que les tourniquets ont été installés pour permettre aux "femmes mulets" de sortir facilement leurs marchandises illégales, mais aussi pour empêcher les gens de rentrer. C’est une vision complètement violente de la frontière, où tout est fait pour faciliter la contrebande contre les intérêts du Maroc, mais aussi rendre impossible la migration dans l’autre sens, là encore contre les intérêts du Maroc.

- Que peut-on faire pour changer les choses ? Faut-il changer de politique de migration ?

- Du point de vue européen, nous, Marocains, ne pouvons faire grand-chose pour changer la situation. Nous pouvons leur expliquer qu’ils se trompent, leur dire que ces cadavres que les Marocains ramassent sont d’abord les leurs et que quelque chose ne va pas. Mais à part leur dire ce qui ne va pas, nous n’avons pas les moyens de changer la vision sécuritaire de l’Europe.

Ce que nous pouvons faire, et que nous devons faire, c’est avoir une vision marocaine plus humanitaire de la migration. Il n’est pas possible de surveiller les frontières de l’Europe à ce prix-là, au prix de notre politique migratoire, de notre politique africaine, de notre nation apaisée. Ces images sont terribles. Le Maroc sera pointé du doigt parce qu’il est en partie responsable. Mais en faire le principal accusé, ce serait très injuste.

La seule chose que l’on peut proposer, c’est une politique plus humaniste. Ce que peut faire le Maroc, c’est une nouvelle campagne de régularisation. C’est très important. Je sais que beaucoup pensent que la situation économique ne le permet pas, mais les gens se débrouillent pour vivre. Et c’est la seule façon de contrebalancer ces images terribles. Ceux qui veulent trouver une place au Maroc le peuvent.

Notre pays doit permettre à ces gens d’avoir une vie digne au Maroc, d’obtenir l’asile avec plus de facilité. C’est difficile d’obtenir l’asile au Maroc, c’est compliqué, mal fait... Nous n’avons pas de loi votée. La loi actuelle (02-03) est ancienne et a une perception trop sécuritaire de la migration, qui ne fonctionne pas.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas contrôler et sécuriser, mais avec une vision beaucoup plus humaniste. Il faut changer la manière dont on conçoit la migration. C’est ce que demande le Maroc, officiellement à travers le ministre Nasser Bourita, et à travers la parole de Sa Majesté, où l’on entend régulièrement des propos convergeant vers la nécessité de changer le narratif de l’immigration. Le Maroc a commencé à travailler dans cette voie, mais il faut aller plus loin, notamment à travers une véritable possibilité de s’installer dans le pays et d’y travailler, pour ceux évidemment qui le méritent. A moins que l’on aie commis un délit ou un crime, un migrant doit pouvoir rester et obtenir la carte de séjour.

Mais il y aura toujours ceux qui ne voudront pas rester au Maroc, qui voudront passer, à tout prix, vers l’autre rive.

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