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La modernité, l’Occident et le Maroc : une conversation avec Driss Khrouz

ENTRETIEN. L’universitaire et intellectuel marocain nous donne sa lecture des événements qui changent le monde et interroge notre conception de l’Occident et de la modernité occidentale. Il nous invite à explorer l'accès à sa propre modernité dans un monde qui (re)devient multiple, différent, hétérogène.

La modernité, l’Occident et le Maroc : une conversation avec Driss Khrouz

Le 4 avril 2022 à 10h07

Modifié 24 mai 2023 à 8h03

ENTRETIEN. L’universitaire et intellectuel marocain nous donne sa lecture des événements qui changent le monde et interroge notre conception de l’Occident et de la modernité occidentale. Il nous invite à explorer l'accès à sa propre modernité dans un monde qui (re)devient multiple, différent, hétérogène.

En ballotage depuis des années, l’Occident - son modèle, ses valeurs - traverse une crise majeure avec le conflit russo-ukrainien, la montée en puissance de la Chine, et la volonté de plusieurs pays de s’émanciper pour affirmer leur propre modernité.

Dans ce contexte mondial mouvant, on continue pourtant, dans nos contrées, de confondre modernisation et occidentalisation. Tout comme l'Occident s'évertue à se présenter comme le modèle ultime. Or il existe bel et bien au Japon, en Turquie ou en Russie, d’autres formes que la modernité occidentale.

Comment se positionne le Maroc dans ce paysage global où la modernité n’est plus le monopole d’une certaine géographie ou histoire récente ? Les dernières évolutions politiques et diplomatiques du Royaume sont-elles une tentative d’émancipation des valeurs occidentales, celle de créer sa propre modernité ? Que signifie justement modernité ? Quel sens revêt encore l’Occident pour nous et pour lui-même ?

Dans cette interview, Driss Khrouz, ancien directeur de la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc, universitaire et un des grands intellectuels de notre époque, tente de répondre à ces interrogations, de donner du sens à ce qui se passe dans le monde, dans notre voisinage et chez nous. Il questionne le passé, analyse le présent et en tire des enseignements pour l’avenir.

Médias24 : Les penseurs occidentaux le disent eux-mêmes, avec la perte du monopole de la puissance visible due au conflit en Ukraine, l’Occident est en grande crise. Le modèle d’une modernité occidentale, seule, unique et universelle tient-il toujours ? Que signifie la modernité dans ce contexte mondial mouvant ?

Driss Khrouz : La modernité a d’abord une histoire. Ce n’est pas un concept philosophique, mais un processus qui a commencé, en gros, avec la période de la découverte des continents et de la Renaissance européenne. Cette période de la Renaissance a permis à ce qu’on appelle aujourd’hui l’Occident, de sortir du Moyen Age, avec un épanouissement de la culture, des voyages, des découvertes en Chine, en Inde et dans le monde musulman.

Si le Moyen Age était sombre d’un côté, à l’époque, il y avait de la lumière de l’autre côté. On ne peut pas considérer par exemple l’époque des Saâdiens au Maroc comme une ère sombre…

La modernité est un processus dans lequel on commençait à donner de la primauté à la rationalité, à la physique, à la science et donc à l’individu, par rapport aux forces occultes, obscures, qu’on sacralise par ignorance et par peur, par superstition ou par magie.

On sort de cette période où la communauté écrase l’esprit, et on va progressivement vers un processus dans lequel apparaît la physique, la science et la philosophie qui donnent du sens à ce qui fait mal, aux injustices, aux forces occultes. D’où le fait que l’idée de la modernité a coïncidé avec la crise de l’ancien ou de la tradition, et l’apparition du nouveau.

La modernité est donc inscrite dans l’histoire par rapport à une période. Il se trouve qu’à partir du XVIIIe siècle, avec la révolution industrielle et la Révolution française, les Européens ont eu la possibilité de faire la synthèse d’un certain nombre d’idées qui avaient émergé dans le monde.

- La modernité n’est donc pas un produit de l’Europe ou de l’Occident, mais une synthèse des idées mondiales qui circulaient à l’époque...

- En effet. Et il n’y avait pas à l’époque les Etats-Unis, le Japon… Cette synthèse s’est faite essentiellement en Europe. Voltaire, Rousseau, Hegel, Spinoza et d'autres philosophes ont pu faire la synthèse d’un certain nombre de pensées qui sont issues également de l’Andalousie, de l’Orient, de la Chine. Parce qu’on commence à découvrir le monde, et c’est la mobilité des idées qui a permis à l’Europe de faire émerger cette importance de la rationalité, de l’individualité, de la science, parce qu’elle a pu découvrir la technologie.

La révolution industrielle a participé à cela aussi. La révolution industrielle, ce n’est pas que la machine, le charbon, la locomotive, l’intensification de l’agriculture, l’invention de la ville, de la route… C’est surtout une nouvelle organisation de la société dans laquelle l’individu devient le centre, parce qu’on passe d’une pensée occulte qui écrase à une pensée qui fait le bonheur, le bien-être de l’individu.

Et quand on dit individu, ce n’est pas l’individualisme, c’est l’individu qui va aboutir à la citoyenneté. Un individu qui n’est pas isolé, mais un individu organisé, collectif. On passe d’un individu qui n’existe pas, écrasé par la communauté tribale, villageoise, religieuse, féodale, vers un individu qui devient le centre, car on met en avant la raison. C’est là où l'on passe d’une tradition qui enchaîne vers une rationalité positiviste. On considère qu’il y a les faits, la réalité. Et on oppose donc modernité et tradition, dans le sens où la tradition, c’est de la soumission sans introspection, sans examen.

C’est là où la modernité s’accompagne de la philosophie, de la mise en cause, de la critique... Et donc la raison veut dire que l’on n’accepte que ce qu’on a effectivement analysé sur la base de la relation avec la réalité. Pas avec la réalité empirique, mais la réalité découverte par la science.

Et c’est là où apparaît une autre dimension qui est importante, avec un certain nombre de philosophes comme Freud et Hegel ; c’est la dialectique et l’importance de l’inconscient. Il y a ce que l’on voit, la façon dont on l’analyse, mais il y a une autre dimension où le sujet n’est pas seulement ce que je vois, ce que je fais ; c’est aussi la façon dont mon inconscient interprète ce que je fais et ce que je dis. Cette idée introduit le doute. Mais le doute est une dimension spirituelle et mystique qui existe dans la kabbale chez les juifs, chez les hindouistes et les bouddhistes, chez les mystiques chrétiens, et dans nombre de spiritualités musulmanes, particulièrement chez les soufis.

Les Mou'tazila (courant de pensée musulmane qui a émergé sous les Abbassides, ndlr), c’était ça aussi ; ils passaient tout au crible de la raison, en faisant abstraction de l’affect, de l’émotion pour essayer de voir les faits.

Reste une question importante à poser sur la modernité, et c’est là où elle diffère d’un pays, d’une civilisation à l’autre : est-ce que la modernité, ce sont des faits qui imposent la réflexion ou bien une réflexion globale qui interroge les faits ? Hegel a tranché en disant qu’il y avait une dialectique, un va-et-vient qui n’est pas linéaire, mais contradictoire. D’où l’idée d’un certain nombre de philosophes qui disent que la modernité est porteuse de crise.

La crise ici est à comprendre comme le dépassement d’un certain paradigme. La modernité apporte le changement, et est portée par la remise en cause. Quand on voit la science et son implication sur la réflexion, on est passé par exemple du charbon au pétrole, du pétrole au gaz, du gaz à l’électrique, de l’électrique au numérique ; on passe maintenant à l’intelligence artificielle, au virtuel, au quantique...

Tout cela fait que la modernité, qui est l’avancement vers le progrès et le mieux, est une civilisation de crise. Quand on dit crise, ça veut dire que, systématiquement, tout paradigme est condamné organiquement à se terminer, et crée les conditions de son remplacement.

- Serait-on justement dans cette phase de crise qui remet en cause les paradigmes occidentaux car, comme vous le disiez, la modernité synthétisée en Europe est une fabrication universelle, multiple ?

- Oui, parce que l’Europe a été porteuse de technologie. Mais il ne faut pas oublier le Japon, qui était une grande puissance et qui le reste. La Chine aujourd’hui est une puissance économique très importante qui a une forme de modernité. Et ce n’est pas l’Occident.

Historiquement, ce qu’on appelle la modernité a émergé en Occident. Mais sur le plan du savoir, elle n’est pas liée à l’Occident ; elle est liée à toute forme de mode de vie, d’organisation sociale dans laquelle la sécularisation des savoirs est portée par la technologie, et où l’esprit humain se libère des chaînes qui ne sont pas validées par le savoir et la science.

- Il n’y a donc pas une seule modernité occidentale...

- Non, il se trouve qu’elle s’est épanouie historiquement en Occident parce que les autres, comme la civilisation musulmane, la civilisation indou-asiatique, la civilisation chinoise, latino ou slave, ont connu un déclin et n’ont pas fait connaître leur mode de pensée et leur relation avec l’évolution des faits. Celui qui a porté cette évolution, c’est ce qu’on appelle l’Occident, l’Angleterre, l’Europe, puis les Etats-Unis. Et émergent à présent la Chine et la Russie qui remettent en cause ce genre de réflexion.

Cela dit, il y avait déjà une modernité avec l’URSS. Dans la pensée de Marx, il y a une rationalité des systèmes de production. Mais cette modernité n’a pas été considérée comme libératrice - la modernité vise d’abord à libérer l’individu -, car le système a été dévoyé par le stalinisme, dévoyé en devenant totalitaire. On a remplacé un totalitarisme par un autre.

- Après la fin de l’URSS, on a décrété en Occident 'la fin de l’Histoire', la victoire d’une certaine idée de la modernité ; ce qui s’est révélé faux sur la durée. Est-on en train de sortir de ce dogme ?

- Le concept d'État est central dans cette idée. Est-ce que l’Etat est une totalité qui impose à la société un certain nombre de règles, de systèmes ? Ou bien est-ce que l'Etat est l'émanation d’une organisation sociale ? Est-ce que on va du haut vers le bas ou du bas vers le haut ?

La Fin de l'Histoire de Fukuyama est apparue avec l’implosion du monde soviétique. La Chine elle-même à la sortie du maoïsme s’est rendu compte que ce système n’aboutissait pas à une modernité, car au lieu de libérer les Chinois, il les écrasait… C’est là qu’effectivement est apparue la théorie de la 'fin de l’Histoire'. Mais de quelle histoire parle-t-on ? L’histoire de la multiplicité des systèmes, des références. Et que seul le libéralisme va désormais dominer.

Dans La Fin de l’Histoire, il y a d’ailleurs un non-dit qui est expliqué dans le livre : on sort d’une ère de confrontation de blocs, vers une ère où le libéralisme triomphe, la fin de l’histoire ancienne pour entrer dans une nouvelle histoire avec un seul système qui domine le monde. Ce n’est plus la terreur, l’équilibre des forces, mais la concurrence entre différents systèmes de libéralisme. Fukuyama s’est trompé de toute évidence. Mais en même temps, il faut dire qu’il n’est pas un philosophe de l’histoire. Il était dans le court terme, alors que l’histoire est une lame de fond. Le libéralisme dans l’histoire de l’humanité ne représente rien. Le capitalisme, c’est en gros du XVIIIe au XXIe siècle. A l’échelle de l’histoire de l’humanité, ce n’est rien du tout.

La 'fin de l’Histoire' signifie simplement le triomphe du libéralisme, qui est un leurre. Parce que la modernité est l’articulation entre trois dimensions importantes :

*la dimension de la pensée et de l’esprit ;

*la dimension du savoir, de la science, de la technique et du progrès ;

*et la dimension de l’organisation de la société.

Si l'on considère que seule l’organisation capitaliste, libérale, prend le dessus sur les deux autres dimensions, on se trompe totalement. La Chine aujourd’hui a un système économique capitaliste concurrentiel, mais le marché ne fait pas la loi. Parce qu’il est régulé par l’Etat.

- Un État qui est dirigé par un parti unique… Peut-on qualifier cette organisation de moderne ?

- Un parti unique certes, mais multiple, traversé par des remous fantastiques. L’unité du parti ne veut pas dire homogénéité. La décision est articulée, mais c’est toujours des compromis, des rapports de force. La preuve, il n’y a pas un seul chef de parti, président de Chine, qui n’épure pas le système quand il arrive pour s’imposer. S’il épure, c’est que le parti n’est pas homogène. Après le maoïsme, Deng Xiaoping a totalement changé le fonctionnement de la Chine. Et Xi Jinping, le président actuel, a fait de même. Nous ne sommes plus dans la même Chine, malgré le parti unique.

Idem pour la Russie que Poutine a totalement changée. Et il n’est pas le premier. Staline a totalement changé le système après Lénine. Et Gorbatchev a tout chamboulé après Staline.

- Comment analysez-vous justement la démarche actuelle de Poutine, aussi bien dans ses conflits militaires que dans son conflit de valeurs avec l’Occident ?

- La démarche de Poutine, qui à mon avis aboutit à des dérives dangereuses y compris pour lui-même, est une démarche de quelqu’un qui a connu la grandeur de l’URSS, quelqu’un qui n’est pas communiste, qui s’inspire plutôt du monarchisme. Poutine est simplement un nationaliste, qui veut redonner une certaine grandeur à la nation russe. C’est une espèce de tsar moderne. Je ne crois pas qu’il soit anti-occidental, il est d’abord mû par la grandeur de sa nation.

Maintenant, toute modernité est portée par un mythe. C’est pour cela que j’ai dit que la modernité n’était pas une théorie, mais un processus, une dynamique dans laquelle, progressivement, plus la pensée et la raison avancent, plus elle découvre des choses, mais aussi ses propres limites. Quelquefois la modernité sécrète des anticorps.

- Peut-être que Poutine n’est pas anti-Occident, mais on voit dans son discours qu’il est contre les valeurs occidentales. Il refuse qu’on lui impose un certain mode de vie, une certaine idée de la liberté, de la démocratie…

- Dans toute modernité, il y a une idéologie. La modernité suppose la liberté individuelle. Mais la liberté individuelle dans un cadre social organisé, où il y a l’Etat. Et quand il y a une contradiction entre l’idéologie de l'Etat et l’idéologie d’un certain nombre de mouvements sociaux, ça éclate. Et gagne celui qui gagne.

La culture de Poutine est une culture orthodoxe dans sa version conservatrice. Ce n’est pas un libéral du tout. C’est un homme autoritaire : il donne aux Russes du travail, la culture choisie par l’Etat, la dignité, et c’est cela l’essentiel pour lui. C’est pour ça que dans un système comme celui de Poutine, ou celui de Khomeiny, on dit que la modernité c’est d’abord la dignité. Et il y a plusieurs versions de cette modernité.

Je pense d’ailleurs que l’idéologie de Hassan II était un peu semblable à cette idée de la modernité. La modernité, c’est la souveraineté, la grandeur de la nation, la dignité du pays, et les individus reconnaissent leur liberté dans la dignité du pays. La liberté dans un cadre négocié ou imposé, où les gens acceptent ou font semblant d’accepter. Et on vous dira que les gens sont heureux, de quoi vous mêlez-vous ? Qu’est-ce qui vous empêche d’être libre chez vous, dans votre maison ?

- Un discours qu’on retrouve encore aujourd’hui dans certaines sphères conservatrices... Même si on sent qu’il y a une réelle volonté au plus haut sommet de l'Etat d’aller vers plus de modernité. Une envie qui se heurte à des forces opposantes, ce qui fait que nous nous sentons tiraillés…

- On n’est pas tiraillé. Il y a des forces qui portent des valeurs différentes. La modernité, c’est un compromis entre les valeurs qui coexistent dans une société, entre valeurs individuelles, valeurs de groupe et valeurs que porte l’Etat. Et quand l’Etat porte des valeurs, c’est déjà le compromis du compromis, dans lequel il y a le dit et le fait. Et il y a le compromis à court terme et le compromis à long terme. Ce sont des négociations perpétuelles. C’est pour cela que la modernité porte la crise. La crise non pas dans le sens de la dépression, la déchéance, mais le processus de remise en cause permanente.

Au Maroc, il y a un engagement sérieux d’une modernité, dans le sens où l’Etat porte un progrès économique, un système politique dans lequel on essaie de négocier, de trouver un compromis entre la liberté individuelle, le droit du culte, l’égalité homme-femme, entre les territoires, le droit de faire des pétitions, l’indépendance de la justice, la liberté d’expression. Tous ces principes sont des porteurs de valises de la modernité.

Mais, en même temps, ce processus est encadré par plusieurs paramètres : il est marocain, il est musulman, il est dans l’histoire du Maroc, la tradition du Maroc, le juste milieu, le compromis dans lequel tous les Marocains se reconnaissent dans la nation.

C’est pour cela que la modernité est un éternel recommencement. C’est fatigant. C’est pour cela aussi que la modernité est un mode de gestion : la démocratie. Cette dernière est un mode de gestion de la modernité, qui peut être bon ou mauvais. Le Maroc est engagé dedans, il y a une volonté réelle. Ce n’est pas facile, car il n’y pas que des valeurs homogènes partout. Certains refusent la modernité. Si vous leur dites que la modernité, c’est la liberté sexuelle, ils y voient de la débauche. Et les deux doivent être entendus.

La modernité n’est pas occidentale dans son essence, elle est occidentale dans son apparition historique

Mais, en même temps, derrière celui qui parle de débauche, il y a l’idée que l’autre le provoque dans ses valeurs. Mais la modernité et la démocratie, et c’est très important, c’est ce qui permet à l’individualité d’être différente. Un cadre dans lequel les individualités différentes se respectent et trouvent un modus vivendi. D’où l’idée de la responsabilité. Cette rationalité, cette individualité, ce positivisme doit être encadré, négocié. Il n’est jamais absolu, il est toujours dans le devenir. Et c’est ça qui fait que la modernité n’est pas occidentale dans son essence, elle est occidentale dans son apparition historique.

Si on prend un certain nombre d’expériences historiques comme l’Andalousie, c’était une expérience de la modernité. C’était de la modernité.

- Même si c’est un anachronisme, le concept n’existait pas à l'époque...

- Il n’existait pas certes. C’est pour ça qu’on confond modernisme et occidentalisme. Ce n’est pas parce que le mot est apparu dans un espace qu’il lui appartient.

- Nos élites, nos penseurs ont peut-être une responsabilité dans cette confusion qu'éprouve le commun des mortels au sujet de la modernité. Car, dans leur production, on retrouve généralement une inspiration purement occidentale, qui découle de plusieurs facteurs (l’éducation, la formation, la culture…). Peu de penseurs puisent dans l’histoire marocaine, même lointaine, pour tracer les contours d’une modernité locale, comme la version japonaise, chinoise ou russe…

- C’est parce que nous sommes une jeune nation sur le plan de la réflexion philosophique. Nous sommes certes une vieille nation mais, sur le plan de la réflexion philosophique, on a toujours confondu la philosophie avec la remise en cause de la tradition et de l’islam, ce qui est totalement faux.

- Pourtant, quand on lit Hayy Ibn Yaqzan d'Ibn Tofail (1110-1185), écrit il y a près de dix siècles à Marrakech, c’est un livre frappant de modernité qui peut même choquer certains esprits en 2022. Et les exemples de penseurs, de philosophes, marocains ou andalous de l'époque ne manquent pas. Pourquoi dites-vous qu’on est une jeune nation dans le domaine de la réflexion ?

- Oui, vous parlez d’une pensée effectivement frappante de modernité, mais elle n’est pas marocaine, même si Ibn Tofail travaillait dans la cour du sultan à Marrakech. Mais c’est un Marocain qui réfléchissait sur la philosophie de l’islam, un corpus religieux et non pas social. Et ça c’est très important à noter.

On prend Ibn Rochd par exemple. Il est magnifique sur le plan de la philosophie. Si on faisait la synthèse entre la pensée d’Ibn Rochd, Ibn Khaldoun et Abdellah Laroui, voilà trois type de pensées, qui ne sont pas les seules et qui pourraient aboutir à une pensée intéressante, qui font qu’un ensemble de valeurs se transforment en questions pour interroger l’évolution de la société.

On ne peut pas comprendre le Maroc si on ne l’analyse qu'en termes d’islam, d’arabité, d’amazigh, de judaïsme… C’est un tout. Mais ce tout est ici. L’islam marocain, il est ici, ce n’est pas quelque chose d’absolu…

- Donc finalement, on n’est pas une jeune nation de philosophie...

-Le problème, c’est qu'on n’a libéré la pensée que depuis peu. A partir du moment où la pensée est en contradiction avec un système politique, qui lui-même est en construction, ces questions étaient évitées. Et le Maroc a vécu des problèmes pendant quatre siècles, et n’a commencé à véritablement se poser des questions de fond sur sa modernité qu’au début des années 1990…

- Il y a eu des tentatives sous Hassan 1er, mais elles ont échoué face aux oulémas. Perte de temps ou passage nécessaire ?

- Hassan 1er a fait une tentative en effet. Il y a eu également une pensée avec Moulay Abdelaziz, dans le sens de l’ouverture sur l’extérieur. Le sultan Mohammed Ben Abdellah a aussi fait une tentative, en ouvrant le Maroc vers l’extérieur avec la politique des ports, mais il a été empêché. Et c’est là que le problème s’est posé, parce que l’idéologie a empêché la pensée de se traduire en action. C’est pour cela qu’au lieu de penser, on a imité. Et la modernité, quand elle n’est pas création, elle est imitation. Elle atrophie la pensée, l’imaginaire, elle enferme dans des idéologies qui enchaînent dans le passé, et empêche le passé d’interroger le présent pour changer l’avenir.

Prenez le salafisme. Le salafisme n’est pas condamné à être rétrograde. Mais pourquoi l'est-il dans certaines situations ?  Le salafisme veut dire le retour au salaf. Mais revenir au salaf, pour quelles raisons ? Pour le connaître, le changer, ou pour en faire une prison ? Au Maroc, il a été utilisé comme une prison. C’est là où il y a eu effectivement une crise de la pensée qui n’a pas évolué du tout.

- Dans les grandes bibliothèques du monde, les livres d'Ibn Rochd sont classés dans les rayons 'histoire de la pensée' et non dans ceux de 'philosophie'. Ce qui est compréhensible, au vu de l’évolution de la discipline depuis. La pensée d'Ibn Rochd peut-elle encore nous servir, notamment ses travaux sur le concept du tawfiq (la concordance) ?

- La ligne directrice de la pensée d’Ibn Rochd est intéressante en termes de méthodologie, mais pas en termes de recettes. Dans le sens où il considère que l’individu existe en tant que tel, et que chaque individu est un. Que cet individu est porteur de pensée et de valeur. Mais qu’il est impliqué dans sa société. Donc il y a un va-et-vient entre pensée et réalité.

L’individu est important, il faut le considérer. Mais on ne peut pas créer pour chaque individu une société, un système à part, il faut des compromis. Donc le système politique est une pensée collective qui prend en considération l’ensemble de ses ingrédients. C’est cela Ibn Rochd, et c’est magnifique.

La modernité, ce n’est pas parce qu’elle a émergé en Occident qu’elle est occidentale

Quand on réfléchit à ce genre de pensée, on aboutit à l’idée que le savoir est évolutif, que c’est la clé vers l’avenir, mais ce n’est pas parce qu’on ouvre une porte qu’on sait bien rentrer. C’est un système global. Et dans lequel Ibn Rochd refuse absolument la violence de l’ignorance, la violence de l’oppression politique et de l’idéologie qui se convertit en savoir admis. Cette méthodologie est importante. Voilà une version de la modernité. Une version, mais qui n'est pas la seule.

La modernité, ce n’est pas parce qu’elle a émergé en Occident qu’elle est occidentale. L’Occident a eu les conditions où cette modernité a émergé. Elle était portée par cette force de la technologie, dans la mesure où la technologie elle-même a interpellé la pensée et la pensée a interpellé la technologie.

La sécularisation, c’est la libération des idéologies, quelles qu’elles soient, et pas uniquement la religion

Le système de découverte du changement a créé à la fois le système de changement de la matière, de la pensée et de l’esprit. Et cela s’accompagne de la sécularisation, c’est très important. La sécularisation, c’est la libération des idéologies, quelles qu’elles soient, et pas uniquement la religion. Et c’est dans ce contexte qu’aujourd’hui, vous avez des systèmes où l'on essaie d’inventer des modes de modernité. Mais la modernité suppose qu’on a préparé les bases d’un système où la citoyenneté émerge. Si la modernité à la Khomeiny n’a pas émergé, c’est parce qu’elle n’est pas porteuse d’un système de sa propre destruction. Quand la modernité est fondée sur un système qui, sous prétexte de la mettre en place, devient indispensable face à tous les autres, là il n’y a plus rien. C’est d’ailleurs ce qui a fait que le système soviétique a sombré, car il est né de l’idée de libérer l’être humain de l’oppression capitaliste, mais est retombé dans une exploitation anonyme, qui est plus grave et impersonnelle.

Remplacer l’oppression par une oppression, ce n’est pas cela la modernité. La modernité, c’est la fin des oppressions justement, c’est comment organiser la fin de l’oppression en luttant contre le chaos, les forces occultes, les forces qui font peur aux gens pour rendre leurs choix difficiles. Pour choisir, il faut être capable de choisir. D’où l’idée que la modernité porte le savoir. Il n'y a pas de modernité qui ne passe pas par l’école.

On ne peut pas changer la société uniquement en changeant l’individu

- Quand on fréquente le cercle des élites marocaines, notamment soufies, on découvre une modernité éclatante dans leur pensée, leur mode de vie, mais il y a toujours le concept de khassa (l’élite) et de a’mma, cette plèbe qui ne doit pas connaître certaines vérités, qu’il ne faut surtout pas bousculer dans ses certitudes… Et cela date de plus de dix siècles. S'agit-il de l’erreur originelle de notre système marocain, incapable de libérer l’individu, de lui donner les outils du 'bien choisir' ?

- Le choix qui consiste à dire qu’il faut changer l’individu par la spiritualité, l’épuration de soi par soi, dans le cadre d’un collectif, suppose que le changement de la société passe par le changement de l’individu. Et c’est exactement le même revers que le libéralisme, qui voit en la société une somme d’individus. Ce qui est faux, parce que l’individu, quand vous le changez, est lui-même le produit de la société qu’on veut changer. Donc on ne peut pas changer la société seulement en changeant l’individu.

Il faut changer de réflexion, de système politique, d’organisation, d’institutions… Le fait de partir simplement de cet individu pur, toujours exemplaire, vertueux, va changer la société ; c’est important, mais ce n’est pas suffisant.

- Mais l’idée de l’école justement, c’est de travailler sur al a’mma, à qui on a refusé jusque-là l’accès aux clés du savoir… L’école, c’est d’abord un travail sur l’individu, non ?

- Oui, mais l’école c’est aussi la famille, les médias, les partis, les associations, les syndicats… C’est d’abord la loi, les institutions, le pouvoir et les contre-pouvoirs. C’est tout un ensemble. Et dans la pensée religieuse spirituelle propre, qui est fantastique, on veut agir d’abord sur l’individu, considérant qu’il y aura de plus en plus de monde, que la majorité sera acquise et qu’on arrivera à changer le système.

La modernité est un système collectif qui émerge dans le cadre d'un changement social

C’est un pari qui peut réussir, ou pas. Khomeiny a misé sur le système d’un musulman iranien pur, dans lequel la société veut le changement, alors qu’il a simplement confondu entre une société qui en avait ras-le-bol du système du shah et qui était plus dans une réaction que dans une action. Comme le 'printemps' dit arabe, qui n'est pas le choix du nouveau, mais la réaction contre l’ancien. Les gens expriment leur ras-le-bol d’un système qu’ils veulent changer. Mais est-ce qu’ils proposent quelque chose ? La foule ne propose rien. Et les porte-paroles n’étaient pas préparés.

La modernité est un système collectif qui émerge dans le cadre d'un changement social. Et qui travaille sur l’ensemble des dimensions. C’est un changement social et non individuel. Évidemment, dans le changement social, l’individu est clé, mais l’individu collectif. Et un changement vers la modernité ne se décrète pas, c’est une évolution.

La confusion dont on parle entre Occident et modernité vient du fait qu'elle a émergé en Occident au XVIIIe siècle, mais c’est le produit de quatre à cinq siècles d’une évolution qui est universelle. Quand vous lisez Les Lettres persanes de Montesquieu, c’est la Perse, pas la France. L’usage de l’indien, du chinois, est présent dans la philosophie et la littérature occidentale depuis des siècles. Au Moyen Âge, Rabelais, Du Bellay, Montaigne connaissaient l’arabe, traduisant les textes arabes. Cette modernité est le produit de tout cela. Et l’islam est porteur de modernité par rapport aux périodes et dans le contexte où il a émergé.

Mais encore faut-il faire l’étude historique de tout cela. Cela rejoint votre question sur la modernité au Maroc. Il n’y pas de modernité qui ne s’inscrive pas dans une connaissance du réel à travers des systèmes universels. Parler de systèmes universels ne veut pas dire les prendre tels qu’ils sont, mais comme des grilles de lecture.

Avec les lunettes, on voit pour analyser, pas pour copier. Si on plagie tout ce qui se fait ailleurs, ce n'est pas de la modernité, c’est de l’imitation. C’est ce qui a fait que les sociétés dites arabo-musulmanes ont stagné, car elles ont lutté contre toute remise en cause et système de critique, et puisque changement il fallait, on a imité sans se connaître d’abord et sans savoir ce qu’il faut prendre dans ce qu’on a imité.

- On a importé sans produire de valeur, comme on dit dans le lexique économique…

- C’est pour cela que la 'fin de l’histoire' en tant que généralisation du libéralisme américain est un leurre. Le marché américain reste un marché américain. L’entreprise américaine a beau être mondiale, elle reste américaine. L’entreprise marocaine, même si elle utilise le numérique voire le quantique, reste marocaine. La modernité n’est ni occidentale ni orientale, c’est un système qui peut être adapté à des valeurs différentes selon des modes différents. Mais, en même temps, elle a un certain nombre de tendances universelles : le respect de l’individu, le respect de sa vie, de ses croyances et non pas une seule croyance. Quand on dit que la modernité, c’est d’être capitaliste, ce n’est pas de la modernité. La modernité, c’est avoir la liberté de manger du McDo, du couscous… du moment qu’on respecte les autres.

La modernité, ce n’est pas une recette, ce sont des process de mode de vie qui portent des valeurs de respect de la différence, de la responsabilité dans un système collectif organisé qui est toujours le produit d’un compromis. Et qui dit compromis dit négociation ; il faut donc qu’il y ait des mécanismes de négociation. Et ces mécanismes, c’est le Parlement, les partis, les syndicats, la société civile, les médias, la différence… Et pour négocier et convaincre, il faut des connaissances, du savoir. Ce n’est pas du positivisme pur. Le positivisme pur vous dit que le ciel est un plafond bleu, alors que le ciel n’est pas un plafond. Pour connaître le ciel, il faut étudier la physique et l’astrophysique. Ce n’est pas parce que je vois avec mes petits yeux que la terre est plate qu’elle est plate. Il faudra sortir du positivisme pur et bête.

- On observe une dynamique au Maroc, politique, économique et diplomatique, où l'on voit que le pays veut s’émanciper de l’emprise de l’Occident. Cela est-il le signe d’une tentative d’invention d’une version marocaine de la modernité ?

- Dans le processus de modernité, il y a obligatoirement une question sur soi : qui est-on, d’où vient-on et que veut-on ? Il y a une deuxième question : avec qui peut-on faire ce projet ? Le Maroc se pose ces questions.

Après, les partis, le gouvernement, l’opposition, les syndicats peuvent se disputer, mais il y a un cadre constitutionnel qui est clair, qui organise les choses. Il y a la monarchie qui nous unit, qui est l’arbitre suprême. Il y le Nouveau Modèle de développement qui détermine des principes, qui est une sorte de charte qui montre le chemin. Reste à savoir comment y aller.

Le Maroc est arrivé dans cette maturité politique parce qu’on a libéré les énergies politiques. Pas suffisamment peut-être, mais le fait d’avoir entamé cette libération a produit cela.

Autre dimension : le Maroc s’est rendu compte qu’il y avait une grande différence entre des partenaires et des alliés qui vous imposent des idées. Nous avons certes des partenaires, mais leurs intérêts ne sont pas forcément toujours alignés sur les nôtres à un moment ou un autre.

Le Maroc cherche des points de rencontre entre ses intérêts et ceux de ses alliés. On n’a pas les mêmes intérêts, la même histoire, le même projet, mais notre projet et le leur peuvent avoir des points de rencontre où l'on collabore. Il peut y avoir aussi des zones de conflit qu’il faut négocier. La politique, c’est le compromis des intérêts contradictoires.

Avec l’affaire du Sahara, le Covid et la manière avec laquelle le pays a géré cette crise, le Maroc se pose la question d’une autonomie souveraine. Une autonomie souveraine, ce n’est pas le protectionnisme absolu ni l’ouverture absolue. C’est ce que je peux donner et accepter dans l’ouverture. Le Maroc a mûri sur ce plan politique…

- C’est du nationalisme New Age ?

- Il y a aujourd’hui ce que je peux appeler des ingrédients du patriotisme marocain, et non pas du nationalisme. Le nationalisme, c’est de dire que tout le monde est contre moi. Le Maroc est passé par là, le complexe du colonisé est une forme de nationalisme maladif. Le Maroc se pose aujourd’hui cette question en termes de patrie marocaine, et sur tout ce que les Marocains considèrent comme à eux. Et tout ce qui remet en cause ce système m’interpelle. Car, soit il le refuse totalement et veut me l’enlever, c’est le cas de l’Algérie. Soit il a une position ambiguë que je dois éclaircir.

Le Maroc ne cherche pas la rupture avec ses alliés, mais il entre dans une zone où il prend l'initiative

Maintenant jusqu'où puis-je aller ? Il faut prendre l’initiative pour faire avancer ses dossiers au risque de heurter ses amis, qui ne deviennent pas mes ennemis. Jusqu’où puis-je heurter, dire je ne suis pas toi, mais je suis ton ami ? C'est ce que le Maroc a fait avec l’Allemagne, l’Espagne ou la France.

Il ne faut pas non plus comprendre que le Maroc cherche la rupture. Il ne la veut pas. Mais il entre dans une zone où il prend l’initiative, et où cette question prend le dessus. Et quand on prend l’histoire du Sahara depuis 1975, on se rend compte que le renforcement de la transition vers la démocratie, vers ce qu’on peut appeler cette modernité marocaine, avec ses forces et ses suffisances, consolide cette initiative marocaine sur tous les plans. Et l’économie suit…

- En attendant que la pensée suive aussi…

- Elle suit progressivement, comme partout dans le monde. La pensée avance de toute façon, mais elle n’avancera réellement que quand l’université sortira de sa période de remise en cause. Des choses sont engagées, mais pas encore mûries, pas suffisamment abouties. Ce sont des questions qui émergent sur plusieurs décennies, il faut du temps. Un temps philosophique, c’est un temps dans lequel on travaille, pas un temps chronologique… Il est là, il produit et il faut qu’il y ait une capitalisation et des relais, et il faut que ce travail soit collectif.

Le problème au Maroc, c’est qu’on n’a pas ces cadres ou des systèmes collectifs de pensée, on n’a pas d’école d’histoire, d’école d’économie, de géographie, de philosophie. On a parfois des coureurs de fond qui brillent, mais ils se fatiguent vite. Il faut passer d’une société d’individus sur ce terrain à une société d’institutions. Et des institutions comme l’université, ça se construit sur plusieurs années. Elle essaie de se reconstruire, elle y arrivera d’une façon ou d'une autre. Et quand je dis université, c’est le système de réflexion collectif d’un pays.

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