Les trois clés pour faire passer le privé aux deux tiers de l’investissement total (Noureddine El Aoufi)

Le projet de la nouvelle charte de l’investissement se fixe comme objectif de faire du privé le moteur de l’investissement national d’ici 2035, comme recommandé par le nouveau modèle de développement. Membre de la CSMD, l’économiste Noureddine El Aoufi nous livre les préalables pour réaliser cette grande transformation.

Les trois clés pour faire passer le privé aux deux tiers de l’investissement total (Noureddine El Aoufi)

Le 21 février 2022 à 11h53

Modifié 21 février 2022 à 11h53

Le projet de la nouvelle charte de l’investissement se fixe comme objectif de faire du privé le moteur de l’investissement national d’ici 2035, comme recommandé par le nouveau modèle de développement. Membre de la CSMD, l’économiste Noureddine El Aoufi nous livre les préalables pour réaliser cette grande transformation.

Le projet de la nouvelle charte de l’investissement commence à prendre forme. Le Roi a présidé, mercredi 16 février, une séance de travail portant sur ce nouveau projet qui s’inspire, comme annoncé par un communiqué du cabinet royal, de l’esprit et de l’ambition du nouveau modèle de développement (NMD) d’inverser la tendance actuelle, où l’investissement privé représente près du tiers de l’investissement total du pays. L’objectif étant de porter cette part aux deux tiers d’ici 2035, même objectif et même horizon fixé par la commission Benmoussa.

Sur ce point, le gouvernement est donc obligé de s’aligner sur les conclusions et les recommandations du nouveau modèle de développement, le suivi royal accordé au sujet représentant une garantie de l’implémentation du projet sur le long terme et de sa bonne exécution.

Ceci dit, une nouvelle charte de l’investissement est-elle le seul levier à activer pour atteindre cet ambitieux objectif de changement structurel de la nature de l’investissement dans le pays ?

Économiste chevronné et membre de la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD), Noureddine El Aoufi, qui a travaillé tout particulièrement sur ce point au sein de la commission Benmoussa, nous dit qu’une nouvelle charte est nécessaire, mais insuffisante pour inverser la tendance. Et qu’un ensemble de préalables sont nécessaires pour atteindre l’objectif escompté.

« On attend avec impatience le contenu de cette nouvelle charte. Mais il est sûr qu’à elle seule, cette charte ne peut aider à atteindre l’objectif de porter l’investissement privé aux deux tiers. Surtout si elle reconduit les mêmes incitations, la même démarche, la même logique… », explique d’emblée Noureddine El Aoufi à Médias24.

Pour lui, ce chantier est structurel. Le nouveau modèle de développement et le Roi lui ont fixé un horizon de long terme, 2035. Un temps suffisant, selon notre source, pour atteindre cet objectif, à condition, précise encore Noureddine El Aoufi, d’effectuer un travail au niveau des structures.

« Lorsque l’on parle de ce sujet de l’investissement, on pense souvent aux freins habituels des lourdeurs administratives, de la justice, de la corruption, de l’accès au foncier… Ou de ce que l’on appelle le climat des affaires - un mot que je n’apprécie pas particulièrement, c’est un anglicisme mal traduit. Dans la perspective d’atteindre ce pourcentage, c’est une inversion des choses que l’on doit faire, puisque le privé deviendra le moteur de l’investisseur à la place de l’Etat. Pour moi, il faut certes travailler sur ces freins habituels, poursuivre les réformes lancées, mais il faut, à côté de cela, réaliser un profond travail sur le climat de l’investissement, de l’entreprenariat. C’est ce que l’on appelle, dans le rapport sur le nouveau modèle de développement, la transformation productive structurelle », explique Noureddine El Aoufi.

« Dans le rapport, on insiste sur cette transformation productive qui va moderniser le tissu industriel, économique, et va faire évoluer l’économie marocaine en la faisant passer d’une économie basée sur la rente à une économie compétitive, concurrentielle, avec l’entrée en jeu de nouvelles entreprises, de start-ups, et l’ouverture du champ de l’investissement privé à une nouvelle génération d’entrepreneurs et d’investisseurs », ajoute l’économiste.

Et pour réussir cette transformation, Noureddine El Aoufi estime que trois préalables structurels doivent être présents.

Passer d’une entreprise basée sur la rente à une entreprise productive

Premier préalable : une réforme du secteur privé lui-même. « C’est un sujet dont on ne parle pas, alors que c’est la première condition pour réussir ce challenge. Il faut une réforme du secteur privé dans sa nature, ses structures, ses modes d’organisation, son management, son fonctionnement. L’entreprise marocaine doit se transformer de manière profonde. Quand on dit cela, on ne jette pas tout au secteur privé, car l’État doit aussi réfléchir à cette réforme, l’initier, l’accompagner », souligne Noureddine El Aoufi.

Objectif : transformer l’entreprise marocaine en une entreprise productive. « Productive ne veut pas dire que toutes les entreprises doivent travailler dans le secteur productif matériel. Cela implique aussi d’avoir des entreprises qui produisent quelque chose, qui créent de la valeur, de l’emploi… Sortir du schéma actuel de l’entreprise basé sur la rente, la spéculation… », précise cet économiste et membre de la CSMD.

« Quand on regarde un peu nos entreprises - je ne généralise pas bien sûr -, on observe que leur structure est majoritairement rentière. Une catégorie d’entreprises continue de vivre parce qu’elles se nourrissent de la rente. Une autre catégorie est celle des entreprises familiales. L’entreprise familiale n’est pas une mauvaise chose en soi, le ver n’est pas dans le fruit. Mais le problème réside dans la mentalité traditionnelle, domestique, qui empêche cette entreprise de se moderniser », signale notre interlocuteur.

Si l’État a certes un rôle à jouer en initiant cette réforme du secteur privé, en la chapeautant, Noureddine El Aoufi pense qu’il s’agit également d’une « auto-réforme ». Et il pointe ici la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), son rôle, sa représentativité, son mode de fonctionnement.

« Sur les questions économiques et sociales, la CGEM est généralement dans un rapport revendicatif, syndical. Jamais ou rarement, elle ne se remet en cause. Elle a pourtant un grand rôle à jouer dans cette réforme mais elle ne le joue pas pour l’instant. Il faut aussi questionner la représentativité de la CGEM. Je discute parfois avec de jeunes entrepreneurs dans des régions hors Casablanca-Rabat. Ils disent que la CGEM ne leur apporte rien. Cette confédération des acteurs privés doit se regarder dans un miroir, regarder les freins intrinsèques au secteur privé lui-même, faire un travail pédagogique et de mobilisation par rapport aux entreprises », estime encore l’économiste.

Selon Noureddine El Aoufi, cette transformation du secteur privé va modifier les représentations que se font aujourd’hui les jeunes du monde des affaires. Et pousser de nouveaux acteurs à émerger.

« Les jeunes qui ont envie d’entreprendre tirent généralement des leçons des expériences des autres. Beaucoup de jeunes ont l’esprit d’entreprendre, prennent des risques, mais quand ils intègrent le marché, ils se heurtent à des choses qui les dissuadent, les découragent. Ils perdent tout, leur capital, et surtout la confiance. La confiance en le fait qu’il y a des règles, et que ces règles (de marché) sont respectées et s’appliquent, que la loi protège… La loi n’est pas uniquement quelque chose qui limite la liberté ; elle a aussi cette dimension protectrice. L’esprit d’entreprise ne peut se développer sans une atmosphère des affaires qui soit saine. Et cette réalité fait que les jeunes, même ceux qui ont fait de grandes études, ne se lancent pas, parce qu’ils sont certains de se casser les dents. Ou alors, ils font la même chose que les autres et perpétuent les mêmes méthodes. La mauvaise monnaie chasse la bonne. Le mauvais investissement (spéculatif) chasse le bon (productif) », lance Noureddine El Aoufi.

L’État en éclaireur du secteur privé dans les secteurs productifs et stratégiques

Deuxième préalable, qui peut paraître paradoxal, comme nous le dit Noureddine El Aoufi : booster l’investissement public.

« Pour attirer l’investissement privé, national ou international, l’État a tendance à offrir des incitations de toutes sortes. Ce qui n’est pas forcément la bonne démarche. Pour attirer plus d’investissement privé, il faut qu’il y ait un engagement de l’État, de l’investissement public, dans les secteurs productifs. Un investissement qui fasse une sorte d’exploration du marché. La prise de risque fait partie de la nature de l’entreprise. Mais pour prendre un risque, l’entreprise demande des garanties. L’engagement étatique est la meilleure garantie qui peut être donnée. Cependant, l’État ne doit pas investir dans l’idée de s’installer dans le temps, mais juste pour montrer le chemin, ouvrir la voie, attirer derrière soi des acteurs privés… Lorsque l’investissement public explore un champ, une activité, il crée toutes les infrastructures que le privé n’a pas vocation à faire. Pour booster l’investissement privé, il faut donc booster l’investissement public », explique encore Noureddine El Aoufi.

D’autant que, ajoute-t-il, des secteurs stratégiques ne peuvent être laissés au privé. « En général, les secteurs stratégiques ne génèrent pas une rentabilité rapide, favorable au privé. Le privé ne peut y investir tout seul, mais si l’État s’y engage, il peut le faire en partenariat avec lui.»

Ceci est d’ailleurs écrit noir sur blanc dans le rapport sur le NMD : faire monter l’investissement privé aux deux tiers de l’investissement total passe, dans une première phase, par une montée de l’investissement public, une phase d’amorçage qui balise le chemin au secteur privé, rappelle Noureddine El Aoufi.

Passer de la logique de politiques sectorielles à une industrialisation du pays

Troisième condition, liée cette fois-ci au contexte du Covid-19 et à ses enseignements : « lancer une véritable politique d’industrialisation et sortir du schéma actuel de la simple politique industrielle ».

Deux concepts différents, explique Noureddine El Aoufi. Pour lui, une politique industrielle consiste à lancer des politiques sectorielles. C’est ce que le Maroc a expérimenté jusqu’à présent. Or, une politique d’industrialisation a un spectre plus large, argue-t-il : un spectre systémique national et international, avec bien sûr des déclinaisons sectorielles et territoriales.

« Quand je dis politique d’industrialisation, je fais le constat que le pays est encore sous-industrialisé. La part de l’industrie dans le PIB est de 14% ; c’est insuffisant lorsque l’on sait que la moyenne dans les pays émergents est de 25% à 30%. On peut même observer depuis quelques années une tendance à une désindustrialisation. Il faut une politique d’industrialisation du Maroc, une industrie productive de valeur, d’emploi », souligne l’économiste.

La pandémie de Covid-19 a selon lui montré que l’industrialisation n’est plus un luxe, mais une nécessité stratégique. Et cela peut passer, estime-t-il, par la politique d’import-substitution lancée par l’ancien ministre de l’Industrie, Moulay Hafid Elalamy.

« L’ancien ministre de l’Industrie avait pris conscience de cela dans le contexte du Covid-19, en lançant une politique du made in Morocco. C’est une politique d’industrialisation centrée sur la production nationale. Les entreprises qui exportent ou font de la sous-traitance restent dépendantes des aléas des marchés internationaux. Cette politique menée jusqu’à présent a donné des effets positifs, certes, mais elle maintient l’industrie nationale dans une sorte de dépendance vis-à-vis des acteurs étrangers. »

« L’entreprise qui produit pour le marché marocain a quand même un marché captif, puisque la demande est là. Quand on exporte exclusivement, ou que l’on fait de la sous-traitance, on prend le risque de subir de plein fouet les aléas des marchés internationaux. La demande nationale, en revanche, est bien là ; elle ne risque pas de partir ailleurs », insiste le membre de la CSMD

Ce sont, selon lui, les trois préalables structurels qui aideront le pays à atteindre cet objectif de faire du secteur privé le moteur de l’investissement d’ici 2035. Sans oublier, rappelle Noureddine El Aoufi, le travail qui doit se poursuivre sur les freins habituels, comme la réforme de la justice, la lutte contre la corruption, la réforme de l’administration, l’amélioration du climat de affaires… Mais la réalisation de ces préalables reste selon lui la condition sine qua non pour la réussite de ce chantier.

« Si on ne commence pas par toucher à ces sujets « tabous », on n’y arrivera pas parce que l’on ne fera que reproduire le même système. L’objectif est pourtant à la portée ; des pays ont d’ailleurs réussi ce saut. Les réformes structurelles vont générer elles-mêmes des transformations sur le climat des affaires, la corruption, l’administration, la justice… C’est de cette manière là que l’on peut créer un cercle vertueux dans l’atmosphère de l’investissement », conclut Noureddine El Aoufi.

Le Roi Mohammed VI préside une séance de travail dédiée à la charte de l’investissement

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