Stabilité du taux directeur : l’économiste Joseph Stiglitz donne raison à Jouahri
Dans une entretien accordé à l’AFP, le prix Nobel d’économie critique les fortes baisses des taux décidées par la BCE et la FED, avançant que cela les priverait de munitions en cas de crise. La même analyse déroulée deux jours auparavant par le gouverneur de BAM pour justifier son refus de recourir de manière systématique à la baisse du loyer de l'argent pour relancer la croissance.
Pour justifier la "non-baisse" du taux directeur de Bank Al-Maghrib (BAM), resté stable depuis plus de trois ans malgré une inflation au plus bas et une croissance de plus en plus molle, Abdellatif Jouahri expliquait il y a deux jours qu’il préservait cet instrument pour les temps durs.
"La BCE qui a baissé ses taux à des niveaux extrêmement bas (0,4% actuellement, ndlr) subit aujourd’hui des attaques des banques centrales d’Allemagne et des Pays Bas qui lui reprochent d’avoir grillé toutes les cartouches en sa disposition. Vu la volatilité interne et externe à laquelle on est exposés, je préfère avancer et garder des munitions", expliquait le gouverneur de la banque centrale lors de la conférence de presse post-Conseil, tenue mardi 24 septembre.
"Griller des cartouches", "gaspiller des munitions", sont les mêmes termes utilisés par le prix Nobel d’économie de 2001, Joseph Stiglitz, dans un entretien accordé aujourd’hui à l’AFP à l'occasion de la parution cette semaine en France de son livre "Peuple, pouvoir & profits", aux éditions Les liens qui libèrent.
Un entretien où il se dit "étonné" que les banques centrales "gaspillent" dès à présent leurs cartouches, en référence à la politique ultra accommodante de la BCE et de la FED, qui en plus de ramener leurs taux directeurs à des niveaux historiquement bas (proches de zéro), continuent d’injecter des dizaines de milliards d’euros et de dollars dans l’économie à travers des rachats massifs de dette.
Des baisses de taux sans effet sur la croissance
Des mesures prises aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis pour relancer une croissance qui s’essouffle, mais qui selon le prix Nobel d’économie s’avèrent finalement "peu payantes".
"Je pense que les banques centrales sont clairement en train de gaspiller des munitions qui leur seraient utiles au cas où la situation empirerait", a-t-il regretté.
"Ces mesures n'auront que très peu d'effets", a-t-il prévenu, rappelant que "même la Fed avait reconnu qu'elle n'avait essentiellement aucun moyen de faire face à la guerre commerciale qui décourage les gens d'investir", en allusion au conflit douanier entre Washington et Pékin.
Une analyse qui vient d’une sommité mondiale de l’économie et qui rejoint donc celle déroulée par Abdellatif Jouahri qui fait face depuis quelques mois à des critiques assez acerbes sur son "conservatisme" économique et sa "rigidité" dans la conduite de la politique monétaire du pays.
Ses détracteurs, le Haut commissaire au Plan Ahmed Lahlimi à leur tête, lui reprochent de ne pas assez jouer sur l’instrument "taux" et l’inflation pour relancer une croissance atone.
Dans un contexte où le taux d’inflation est à des niveaux historiquement bas (1,1% en 2018, 0,4% en 2019 et 1,2% en 2020 selon les prévisions de BAM), une baisse du taux directeur paraît selon eux plus que nécessaire pour donner un coup de fouet à la croissance.
Un raisonnement qui se tient si l’on suit la théorie économique, mais qui ne prend pas en compte comme l’avance Abdellatif Jouahri - encore traumatisé semble-t-il par a période du PAS (programme d'ajustement structurel) qu’il a eu à gérer en tant que ministre des Finances dans les années 80 et 90- les risques auxquels l’économie marocaine pourrait être exposée dans l’avenir.
D’autant, a-t-il expliqué, qu’il dispose encore de plusieurs autres instruments pour renforcer la liquidité du marché et encourager les banques à financer l’économie.
C’est le cas de :
-la réserve monétaire obligatoire, dont le taux a été justement abaissé de 4 à 2%, soit l’équivalent d’une injection de 11 milliards de dirhams.
-les swaps de devises : la dernière opération réalisée lundi 23 septembre a permis, selon Jouahri, une injection de 4 milliards de dirhams dans le circuit monétaire.
-le collatéral direct, outil qui permet à la banque centrale d’échanger du cash contre des titres de dettes détenus par les banques, et qui recèle encore un potentiel de 50 milliards de dirhams, selon Jouahri.
Pas de crise à l’horizon
Une nouvelle crise économique point-elle donc à l’horizon ? Si Abdellatif Jouahri semble s’y parer en voulant garder ses munitions, Stiglitz lui pense toutefois que ce scénario est à écarter pour l’instant.
"En me basant sur ce que nous savons, je dirais que je ne vois pas de crise", déclare l’économiste à l’AFP.
Stiglitz prévoit malgré tout des faillites en série, allusion au récent exemple du voyagiste britannique Thomas Cook.
"La mauvaise gestion d'une entreprise n'a pas forcément de conséquence en période de croissance, mais dès que l'économie ralentit elles se retrouvent en faillite", a constaté M. Stiglitz qui s'attend à ce que d'autres groupes suivent le même chemin, sans pour autant déclencher un cataclysme financier semblable à celui de 2008.
"C'est vrai que cette situation rend les gens nerveux, mais il faut plus de perturbations pour provoquer une crise mondiale", a-t-il estimé, même s'il n'écarte pas que "quelques pays émergents entrent en crise" comme l'Argentine.
"Mais je ne pense pas que ce soit le cas en Europe ou aux Etats-Unis", a-t-il souligné.
En revanche, M. Stiglitz constate des "problèmes" dans les trois principales économies mondiales (Chine, zone euro et Etats-Unis).
Un problème "nommé Trump"
"La Chine traverse un mauvais moment en passant d'une croissance soutenue par des exportations de produits manufacturés à une autre beaucoup plus basée sur la consommation interne", a-t-il souligné.
En zone euro, l'économiste se joint aux nombreux appels lancés à l'Allemagne, qui se trouve au bord de la récession technique, pour qu'elle investisse davantage "afin de stimuler" une croissance en berne qui "aiderait l'Europe".
Enfin, le "problème" aux Etats-Unis "n'est pas la guerre commerciale", mais "le président Donald Trump". "Il a introduit un tel niveau d'incertitude et de chaos qu'il a amputé les Etats-Unis d'une partie de sa croissance", a-t-il assuré.
"Ces trois situations donnent lieu à un ralentissement économique et la guerre commerciale ne fait qu'aggraver la situation", a soutenu M. Stiglitz, qui plaide dans son livre pour un "capitalisme progressiste" avec un retour de l'Etat et de la régulation des marchés.
Il se déclare par ailleurs favorable au démantèlement des géants du numérique.
"Il n'y avait pas de raison d'autoriser Facebook à acquérir Instagram ou WhatsApp", a-t-il dénoncé.
(Avec AFP)