Hachem Tyal : “Des assises de la psychiatrie s’imposent”

Face au nombre très insuffisant de médecins psychiatres au Maroc, le Dr Hachem Tyal estime que des assises de la psychiatrie permettraient de résorber bien des situations à l’origine de drames sociaux et familiaux.

Hachem Tyal : “Des assises de la psychiatrie s’imposent”

Le 21 juillet 2022 à 13h53

Modifié 22 juillet 2022 à 9h49

Face au nombre très insuffisant de médecins psychiatres au Maroc, le Dr Hachem Tyal estime que des assises de la psychiatrie permettraient de résorber bien des situations à l’origine de drames sociaux et familiaux.

343 psychiatres, 214 psychologues, 64 addictologues, 16 pédopsychiatres et 1.335 infirmiers spécialisés. Les chiffres révélés par le ministre de la Santé au Parlement interpellent la profession, notamment le président de la Fédération nationale de la santé mentale, le Dr Hachem Tyal, qui nous livre sa réaction et ses recommandations.

Médias24 : Que faut-il penser de la faiblesse des chiffres révélés par le ministre de la Santé, à savoir à peine 343 psychiatres et 214 psychologues ?

Dr Hachem Tyal : Ces chiffres m’interpellent à bien des titres, notamment en ma qualité de président de la Fédération nationale de la santé mentale (FNSM), qui regroupe plusieurs associations de familles de malades souffrant de troubles psychiques et d’usagers de la psychiatrie.

Ces chiffrent témoignent, à mes yeux, des drames quotidiens que vivent les personnes souffrant de troubles mentaux et leurs familles dans notre pays. Comment pouvez-vous répondre à la demande de ces personnes avec des chiffres pareils ?

Le résultat, c’est que le patient et sa famille sont, bon nombre de fois, livrés à eux-mêmes dans la gestion de leur problématique et de leur douleur, ce qui est insupportable pour eux et pour quiconque s’intéresse à ce problème. La maladie mentale est pourtant celle qui entraîne la souffrance la plus importante parmi toutes les maladies. La maladie dépressive est en train de devenir la première cause de morbidité dans le monde. Parmi les maladies chroniques, elle est celle qui entraîne la plus grande perte fonctionnelle. Comment donc ne pas la considérer à sa juste place parmi les maladies existantes ?

- Comment en est-on arrivé là ?

- La maladie mentale a ceci de particulier qu’on ne veut rien en savoir tellement elle nous est insupportable. On la dénie, on ne la voit pas, on s’occupe de tout sauf d’elle, même quand elle est une priorité d’un gouvernement.

Donc psychologiquement, on ne lui donne pas sa juste place dans les actions menées sur la santé de façon générale. Ceci sans oublier le fait que nous n’avons ni les ressources humaines indispensables, ni l’argent nécessaire en la matière.

- Ce phénomène ne date pas d’hier. Peut-on en déduire que rien n’a été fait par les gouvernements précédents ?

- Au contraire, on a fait beaucoup de choses depuis l’indépendance en matière de santé mentale dans notre pays. A l’époque, il n’y avait aucun psychiatre marocain dans tout le pays. Depuis, beaucoup d’efforts ont été consentis par le ministère de la Santé pour aboutir à une offre de santé certainement bien en-deçà des normes et des attentes des citoyens, mais qui a le grand mérite d’exister.

- Mais les chiffres parlent d’eux-mêmes...

- Les chiffres relatifs aux ressources humaines qui travaillent dans le secteur de la santé sont évidemment dérisoires eu égard aux besoins du citoyen. En plus, la répartition territoriale, aussi bien des lits psychiatriques que des psychiatres, reste inéquitable dans le royaume. Quelques régions ne disposent d’aucune structure hospitalière psychiatrique ni d’aucun psychiatre dans le secteur privé. 60% des ressources sont localisées au niveau de l’axe Casablanca-Kénitra.

Des charlatans empêchent l’accès aux soins de santé mentale et sévissent en toute impunité. Le dahir légiférant en matière de santé mentale date de 1959, mais la psychiatrie existe tout de même avec ses quelques réussites et ses nombreux échecs.

Certes, tous ces problèmes et bien d’autres encore sont palpables, mais la psychiatrie est bien là et répond quand même, même si c’est a minima, à ces besoins.

De gros efforts ont été consentis, ne l’oublions pas, par le ministère de la Santé, qui a fait de la santé mentale l’une de ses priorités stratégiques à travers plusieurs plans d’action de santé mentale, des plans dédiés à la prise en charge des addictions et des plans spécifiques aux adolescents et aux enfants, et ce depuis 2013, le dernier courant jusqu’en 2025.

Des CHU ont été créés - actuellement au nombre de cinq. L’intégration de la santé mentale dans les structures de soins de santé primaires a été renforcée, les budgets alloués à la santé mentale ont été considérablement augmentés, des universités privées dédiées aux études médicales ont été accréditées…

De gros efforts ont donc été réalisés, mais beaucoup doit encore être fait pour nous rapprocher des standards au moins régionaux en la matière. Ces efforts sont à faire sur les ressources humaines, les infrastructures, la législation, la protection des soignants et des médecins, l’amélioration des conditions de travail de ces derniers, sans jamais oublier la qualité des soins prodigués, dont l’importance est majeure, sans omettre non plus l’humanisation de ces soins, le respect de la dignité des patients, l’importance aussi bien de l’intégration des familles dans toute action thérapeutique que du travail avec les associations de familles et d’usagers.

- Y a-t-il un exil des médecins spécialisés à cause de leurs conditions de travail dans le secteur public ?

- Bien sûr. Beaucoup de jeunes confrères s’installent, aussitôt formés, sous d’autres cieux qui fournissent un environnement et des conditions de travail de meilleure qualité. C’est un désastre pour notre pays. Ceux formés en Europe restent là-bas et ceux formés au Maroc émigrent, notre pays n’ayant pas su les garder en répondant un minimum à leurs aspirations professionnelles. Un gros effort doit être mobilisé pour stopper cette hémorragie, sinon tous les efforts réalisés jusqu’à présent pour faire aboutir les projets actuels risqueront de tomber à l’eau.

- La psychiatrie est-elle une activité lucrative dans le secteur privé ?

- La médecine psychiatrique privée est certainement la médecine privée spécialisée la moins lucrative vu qu’elle est très chronophage et qu’elle ne comporte pas d’actes d’exploration ou de soins à faire valoir en plus du diagnostic et du traitement standard, afin d’augmenter légèrement les revenus de ceux qui la pratiquent.

C’est d’ailleurs le cas aussi bien dans un cabinet privé que dans une clinique privée, où le problème est le même car il n’y a pas, là non plus, d’actes d’exploration ou chirurgicaux pouvant donner droit à une majoration des coûts, souvent salutaire pour la survie d’une clinique.

- Est-ce une médecine de riches ?

- Pas du tout, car la maladie mentale touche toute la population, indépendamment du niveau social des individus.

C’est l’accessibilité aux soins qui pose problème, car tout le monde ne peut se permettre de payer une consultation tous les mois ou tous les deux mois chez son psychiatre, et de s’acheter des médicaments dont le prix peut être particulièrement élevé. Ceci sans parler de l’hospitalisation parfois indispensable, et même vitale dans certains cas, mais inaccessible pour beaucoup de patients vu son coût trop élevé pour une frange importante de la population.

Espérons que la couverture sanitaire universelle qui est en train d’être mise en place par le gouvernement règlera cette dramatique situation pour le citoyen, à travers un niveau de remboursement décent des soins par les assurances maladies.

Une révision de la tarification nationale de référence (TNR) s’impose, en la rendant conforme aux exigences de la consultation (chronophagie, hyperspécialisation...) concernant la consultation privée ou la visite en clinique privée, et en la calculant à partir du coût réel de l’hospitalisation pour ce qui concerne l’hospitalisation privée.

- Qu’est-ce qui doit être fait urgemment dans la situation actuelle ?

- 1. Etablir ce que nous appelons dans notre jargon une "ligne de base", c’est-à-dire disposer d’un véritable état des lieux de la psychiatrie privée et publique dans notre pays actuellement. C’est un préalable indispensable à toute réponse.

- 2. A partir du moment où cet état des lieux aura été fait, il faudra réfléchir à la situation et aux réponses à apporter. Ceci pourrait prendre la forme d’assises de la psychiatrie qui associeraient tous les professionnels de la santé mentale, les représentants des instances gouvernementales concernées par la santé mentale, les associations de parents et proches de personnes souffrant de troubles mentaux, et les premiers concernés, à savoir les associations de patients. Des recommandations pourraient conclure ces assises et une stratégie pourrait être décidée en collaboration avec toutes les instances, convenue et mise en place avec tous les acteurs du changement. Au sein de notre fédération d’associations de familles et d’usagers, la FNSM, une réflexion a déjà été menée et des recommandations arrêtées dans un mémorandum qui a été transmis au ministère de tutelle l’année dernière. Nous souhaitons de tous nos vœux ces assises et comptons engager des discussions avec les associations de psychiatres pour les organiser à brève échéance.

- 3. Mettre en place des mesures réelles et intéressantes pour retenir les jeunes psychiatres dans leur pays avec des plans de carrière et des conditions de travail dignes pour eux et leurs patients.

- 4. Mettre en place une collaboration étroite entre les associations, les syndicats et le ministère de tutelle pour avancer ensemble dans la mise en place d’une psychiatrie qui soit au niveau des aspirations du peuple marocain. Des réunions régulières entre eux pourraient être instituées.

- 5. Revoir le projet de loi sur la santé mentale, qui se doit d’être intégralement repris pour en faire une loi adaptée aux exigences de la modernité, qui défende aussi bien les patients que ceux qui les soignent et qui soit applicable dans notre contexte marocain.

- Quelles seraient les conséquences de la non prise en compte de ce problème ?

- Si on continue à n’en rien voir et à n’en rien savoir, on laisse le patient marocain et sa famille dans une souffrance inégalable, qui se poursuit sur le très long terme et détruit des familles entières.

Nous ne pouvons pas, dans le Maroc qui est le nôtre, continuer ainsi. Nous n’en avons pas éthiquement et humainement le droit. Sachant qu’un pays ne peut progresser dans son développement sans une bonne santé mentale de ses citoyens, il va sans dire que la prise en compte de cet aspect est prioritaire, surtout par les temps qui courent.

- Peut-il y avoir un problème de sécurité dans l’espace public, à terme, lié à la maladie mentale insuffisamment prise en compte ?

- A ce sujet, beaucoup de choses ont été dites dans les médias, qui mettent en avant des faits divers qui défraient la chronique, évoquant des passages à l’acte dangereux commis par desdo malades mentaux. Mais quid de la réalité scientifique de cette dangerosité supposée ?

En réalité, il est établi, sur la base de l’analyse des données concernant ce problème de par le monde, que les statistiques officielles ne font pas état d’une dangerosité particulière de la part des malades mentaux par rapport à la population générale. En effet, la criminalité liée à des troubles mentaux ne dépasse pas le taux de 5% à 15% de la population globale, même dans les pays qui hospitalisent très peu.

On note également dans ces études une surreprésentation fréquente de la schizophrénie et de certains troubles de la personnalité, alors que les passages à l’acte dangereux sont souvent le fait de facteurs aggravants tels que des conduites addictives (alcool, drogues), qui sont à elles seules responsables de plus de violences que celles retrouvées dans l’ensemble des troubles psychiques réunis.

On comprend ainsi que la dangerosité de l’individu non malade mental est sans commune mesure avec celle d’une personne souffrant de troubles mentaux.

- Comment combler le déficit en infirmiers ? Faut-il les importer ?

- Le déficit en infirmiers ne pourra se résoudre que, d’une part, en améliorant leurs conditions de travail, dont leurs salaires, et d’autre part, en multipliant les centres de formation pour les métiers de la santé.

Beaucoup se posent des questions quant au bien-fondé de la décision de réduire d’une année la formation des médecins.

- Former des médecins, des soignants en nombre, c’est bien, mais quid de la qualité de ces soignants et des soins ?

- Vous avez raison de soulever cette remarque. Il serait dommage de se focaliser sur le nombre de professionnels mis sur le marché au détriment de la qualité des soins qu’ils prodiguent. Il faut, me semble-t-il, être très vigilant sur cet aspect.

Beaucoup de gens se posent des questions quant au bien-fondé de la décision de réduire d’une année la formation des médecins. Cela s’accompagnera-t-il d’une refonte des études universitaires médicales adaptée à cette décision ? Auquel cas cette décision pourrait alors avoir du sens.

Sinon, cela n’impacterait-il pas négativement le niveau de formation de nos médecins ? Et cette réforme résoudrait-elle vraiment le problème de sous-effectif chronique en médecins, quand on voit le nombre d’entre eux qui émigrent tous les ans ?

 La qualité des études délivrées dans les universités de médecine privées, surtout au niveau des stages pratiques, est une source d’inquiétude.

Autre sujet d’inquiétude : celui des universités privées et de la qualité des enseignements qui y sont délivrés, surtout au niveau des stages pratiques. Avant d’attribuer des accréditations à ces facultés privées, veille-t-on à trouver des solutions à ces problèmes ? Cela ne semble pas être le cas actuellement.

Par ailleurs, qu’en est-il de la place de la recherche dans ces établissements ? Nos universités intègrent-elles ce problème à leurs priorités ? Peut-on vraiment penser un enseignement universitaire sans recherche ?

Autre sujet d’inquiétude également : celui des écoles d’enseignement privé dans les métiers de la santé qui mettent sur le marché des soignants dont beaucoup sont insuffisamment formés, comme ne manquent jamais de le rappeler les responsables du recrutement dans les institutions de soins privées. Ne faudrait-il pas hisser le niveau des exigences en termes de qualité de l’enseignement dans ces institutions, à travers la mise en place de systèmes de contrôles réguliers ?

Encore une fois, produire davantage de ressources humaines en santé mentale, c’est très bien, mais cela ne doit pas nous faire oublier que la qualité doit être une priorité des intervenants dans ce domaine, car il s’agit là de la santé du concitoyen qui, même si elle a un coût lorsqu’elle bénéficie de soins, n’a évidemment pas de prix et mérite, à cet égard, le meilleur de nous tous.

- Au final, quels sont les points essentiels en termes de santé mentale ?

- Oui, j’aimerais pour conclure mon propos nommer ce que j’appelle les quatre points cardinaux de la santé mentale, que l’on doit toujours avoir en tête - telle est ma conviction - dès lors que l’on réfléchit sur et autour de la santé mentale :

- 1. Posséder le meilleur état de santé mental est un droit constitutionnel fondamental du citoyen.

- 2. La maladie mentale est à l’origine de véritables désastres sociaux, familiaux et économiques.

- 3. La non prise en compte suffisante de la santé mentale du citoyen dès son plus jeune âge et de la nécessité de lui prodiguer de bons soins quand il souffre de maladies mentales, relève du non-sens dans tout modèle de développement qui se veut adapté aux exigences de la modernité.

- 4. La non prise en compte suffisante des familles dans la prise en charge des troubles mentaux et le non recours aux associations de proches des malades mentaux et aux associations d’usagers, est un frein à toute politique de santé mentale.

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